Le Matricule des anges, avril 2013, par Thierry Cecille
La maladie serait-elle la dernière forme de destin capable, sans crier gare, de nous confronter à ce qui nous dépasse et au bouleversement intime le plus profond ? Le mot est là, d’emblée, dès la première page : le cancer. Sitôt qu’il est dit, celui à qui on l’annonce passe de l’autre côté d’une frontière invisible mais radicale : il n’est plus des nôtres. Patrick Autréaux le formule dans une langue métaphorique qui va être, osons l’image, le scalpel qui lui permet de disséquer son propre corps : « J’étais devenu un habitant de ce rien qui entoure tout ». « Se survivre », c’est alors tenter, au moins, de penser ce qui advient, de décrypter les signes, le langage énigmatique du corps, de dire l’alternance entre le désespoir et l’espoir, l’assourdissante oppression de la fatigue. Il faut en passer par des épreuves qu’on n’aurait osé imaginer : ainsi doit-il, lors d’un traitement, prendre le risque de devenir stérile, et, à l’approche d’une mort probable, renoncer à l’enfant qui aurait pu demeurer de lui. Il lui faut voir s’écarter, insensiblement, celui que jusqu’alors il aimait – et qui l’aimait. Même les écrivains qu’il admirait, peu à peu, ne font plus le poids : « Les livres se sont tous tus ». Pire encore, il se voit réduit à n’être plus qu’une lourde masse de chair souffrante, qu’infirmiers et médecins traitent avec plus ou moins d’égards, son humanité se réduisant au cri de la douleur. Il faut alors « subvertir les événements en jaillissements de mots ». La poésie peut parfois, par éclairs, illuminer cette nuit du délaissement, en quelque haïku inespéré par exemple : « Plus belles que les roses / le massif nu / des racines d’un rosier arraché ». Contre le poison de la chimiothérapie, le « poulpe froid » qui progressivement prend possession de lui, il « s’improvise funambule sans s’en rendre compte » et s’efforce d’inventer une « nouvelle prose », une langue à même de dire la « nudité » à laquelle la maladie l’a mené – avant que de le laisser survivre, sauvé.