Le Monde, 4 décembre 1998, par Bernard-Henri Lévy

Ceux qui ont croisé Benny Lévy à la fin des années soixante se souviennent d’un terrible jeune homme, qui se faisait appeler Pierre Victor et régnait sur « la Gauche prolétarienne ». Il était énigmatique et savant. Laconique et véhément. Il avait le goût, mais aussi le mépris, des grandes éruditions. Il vivait parmi les livres tout en prétendant, comme Freud, qu’ils étaient « les fils du malheur » et qu’aucune bibliothèque au monde ne pèserait, le moment venu, face à la féroce beauté de la page blanche de l’Histoire recommencée. Il parlait peu. Plutôt mal. Il n’avait pas fait de prison à Camiri. Il n’avait même pas la faconde joviale des leaders étudiants de 68. Mais il émanait de lui une force sèche, une foudre, qui suffisaient à subjuguer tout, ce que le Quartier latin d’alors comptait de cénacles maoïstes. On redoutait ses colères. On sollicitait ses faveurs. Il était – il reste, dans mon souvenir – une sorte de Socrate marxiste, sans œuvre, sans vrai charisme, mais incroyablement légendaire : combinaison rare (jamais retrouvée, depuis, chez aucun autre) d’un rayonnement sans cause apparente – d’une autorité absolue, péremptoire, dont la source demeurait mystérieusement dérobée.

Plus tard, quand vint le crépuscule du gauchisme, il ajouta un titre à son blason en devenant le secrétaire, puis le dernier interlocuteur, d’un Sartre vieilli mais encore génial. C’est lui que l’auteur des Notes pour une morale avait choisi pour continuer de philosopher. C’est à ses yeux que, devenu aveugle, il demanda de voir à sa place. Et c’est par son truchement qu’il décida, au grand dam de la vieille garde sartrienne, de revisiter sa philosophie et de lui infliger ses retouches les plus décisives. Le dernier entretien, publié, à la veille de sa mort, par le Nouvel Observateur, ne nous révélait-il pas un Sartre sans protocole qui, d’une main, déchirait sa phénoménologie de jeunesse et, de l’autre, souscrivait à l’idée que, hors la Torah, la philosophie se condamne à l’impasse ? L’ancien « chef mao » n’accomplissait-il pas ce tour de force (« manipulation » pour les uns voire « détournement de vieillard » ; preuve, pour les autres, de sa « démiurgie », quand ce n’était pas de son « génie ») de désartriser le dernier Sartre et d’induire, par sa seule influence, une nouvelle saison dans son œuvre ?

Arrive alors un troisième Lévy, né au début des années quatre-vingt, et choisissant, non sans panache, de prendre congé d’une intelligentsia dont les querelles n’étaient tout à coup plus les siennes. Il s’enferme, ce Lévy, dans une yeshiva de l’est de la France. Il retourne à ces vieux textes bibliques et talmudiques dont il venait, avec Sartre donc, d’entrevoir la fécondité. Et lui qui avait régné sur les émules français des gardes rouges, puis qui avait parlé d’égal à égal avec le plus grand philosophe français vivant, le voici qui redevient disciple, très pauvre en esprit, très humble, et bizarrement silencieux : un signe de vie par-ci, un texte confidentiel sur Philon d’Alexandrie par-là ; une apparition dans une enquête sur ces fameux enragés, passés « de Mao à Moïse », dont il devient le prototype ; et puis ce livre enfin, ces jours-ci, où les témoins de ses anciennes vies auront bien du mal à reconnaître l’intellectuel qui les subjuguait puisqu’il n’y est question, de bout en bout, que de la « pensée du retour » chez le Maître qui, dans sa vie, semble avoir remplacé, à lui seul, les théoriciens des années Mao et Sartre : Emmanuci Lévinas… Les familiers de l’œuvre retrouveront dans ces pages denses, difficiles, parfois même abruptes ou obscures tant elles sont en empathie avec la langue qu’elles veulent épouser, la plupart des « notions », mi-métaphoriques, mi-théoriques, qui sont la signature du texte lévinassien. L’« Hôte », par exemple, et le miracle de la société. La « Gloire » comme autre versant de la « Passivité du sujet ». Le « Tiers » et l’« Entre Nous ». Le « Nom » et le « Pronom ». La guerre de la « Face » et du « Biais », source de la violence. La « Fraternité », non comme effet, mais comme principe de l’« égalité ».

L’énigme du visage, enfin – ce visage « continu » qu’une Lecture talmudique déchiffrait comme le lieu même où surgit « la femme dans l’humain » ou encore ce « Visage » tout court dont Lévy rappelle qu’il n’est évidemment pas réductible à sa « représentation plastique » ni au pur « assemblage » d’un nez, d’une bouche, de deux yeux, puisqu’il est l’autre nom de l’Extériorité, de l’Autre, de Dieu, de l’Infini-métaphysique du Visage…

Ils y retrouveront l’une des idées les plus originales de l’auteur d’Autrement qu’être – celle qui, en tout cas, marque sa rupture avec Heidegger ainsi qu’avec toutes les doctrines issues du « marxisme » ou du « structuralisme ». La liberté, pour être pensée, requiert un « au-delà de l’Être ». Elle suppose une percée, une trouée, une échappée, à travers le « sans issue de l’Être ». Qu’il soit conçu, cet Être, dans la forme de la Nature ou de l’Histoire, de la Création ou de la Structure, tout le problème est de briser sa clôture, d’interrompre son discours muet mais total – tout l’enjeu de l’aventure humaine est de lui retirer le dernier mot en pariant sur un « premier mot » qui le surplombe, sur un « Dire-d’Avant-le-dit » qui ne soit pas une donnée du monde mais le signe d’une transcendance. N’y a-t-il pas un totalitarisme ontologique qui précède les totalitarismes historiques et commence avec la résignation à un Être plein, fermé sur lui-même, saturé ? Le premier geste subversif de l’histoire de l’humanité n’est-il pas celui du Prophète lorsqu’il risque une parole qui tranche, qui s’arrache et nous arrache au « contexte » des « étants » – qui commence, en d’autres termes, avec celui qui la prononce et en lui ?

Et puis le livre culmine enfin dans une méditation sur les rapports de cette pensée juive, non, comme on pouvait s’y attendre, avec la pensée « révolutionnaire » de jadis, mais avec une philosophie « grecque » qui débuterait avec Platon et s’achèverait avec Heidegger, Husserl et Sartre. Le prophète ou le sage, demande Benny Lévy ? Le biblique ou le logique ? Le « Dire » est-il transmissible dans le « dit » la langue de la « sainteté » dans celle de la « sagesse » ou de l’« éthique » ? Quelle nécessité, en un mot, à ce que les deux langues se saisissent l’une l’autre pour se saisir, ensemble, de l’Absolu – et comment faire, alors, pour empêcher que le « Nom de Dieu » ne se perde dans le dédale d’un « logos » qui redeviendrait, pour nous, l’équivalent d’un nouveau désert ? Tantôt il tient la tâche pour impossible : l’histoire de la philosophie n’étant rien d’autre, depuis ses origines, qu’une réfutation méthodique de l’idée même de transcendance, comment conserverait-elle au « premier mot » son intensité, son écho ? Tantôt il suggère que, oui, il est possible de croiser le « Dire paradigmatique » et le « dit phénoménologique », de les « insinuer » l’un dans l’autre, de les « traduire » – et ce sont les plus belles pages du livre : celles qu’il consacre à l’influence, sur Lévinas, du cabaliste lituanien Rabbi Halim de Volozine ; celles où il distingue entre le Platon de l’« éternité de la matière » et celui de la sortie, presque de l’exode, hors de l’empire des « choses » ; celles, encore, où, dans les toutes dernières lignes, et comme en son nom propre, il explore les apories du « juif moderne » ou celles d’un « sionisme » qui hésiterait entre « l’idéal de l’Europe » et le souvenir de « I’État de David ».

Qu’a-t-il bien pu se passer, dans cette tête, et dans cette vie, pour que l’ancien enragé qui rêvait de « viser l’homme droit dans son âme » et de le « changer en ce qu’il a de plus profond », soit, soudain, revenu là ? Une analyse ? Une conversion ? Une apocalypse intime ? Une femme ? Une réconciliation avec la loi des pères ou d’un père ? Un septième pilier ? Rien, ni rupture ni trou noir – ce dernier Benny Lévy ne faisant que devenir, au fond ce qu’il avait toujours été ? Toutes les conjectures sont permises. Mais l’étrangeté du livre est que son auteur, non seulement n’en confirme aucune, mais semble tirer gloire de cette transfiguration sans mode d’emploi. Il a deux catégories d’intellectuels. Ceux qui s’expliquent, n’en finissent pas d’accumuler les autocritiques et les pénitences – et collectionnent leurs profils perdus comme d’autres des médailles. Ceux, plus rares, qui estiment n’avoir de comptes à rendre à aucune espèce de tribunal, pas même celui de leur biographie – ultime fidélité, en somme, au beau mandat sartrien d’être infidèle à tout et donc, aussi, à soi. Benny Lévy, d’évidence, est de cette seconde famille. Il ne dit rien. N’avoue rien. Intraitable définitif que j’imagine, un œil sur ses nouveaux grimoires, l’autre sur le salut de son âme ou sur celui de l’humanité – et qu’il convient de laisser à sa métamorphose et à son secret.