Le Monde, 9 novembre 2007, par Roger-Pol Droit
Sartre et Benny Lévy en métamorphose
Imaginez le grand homme au soir de sa vie. Fatigué, malade, usé par l’intensité de sa trajectoire plutôt que par le poids des ans. Sartre n’a que 70 ans quand commencent ces dialogues. Il est devenu ce qu’il avait rêvé d’être dans sa jeunesse : Victor Hugo, c’est-à-dire un génie multiple, capable de tout, impossible à enfermer dans une case unique. Philosophe, romancier, dramaturge, militant, il a été sur tous les fronts. On pourrait attendre une gloire figée, penseur jouant son propre rôle, philosophe entretenant son mythe, défendant pied à pied ses positions, campant sur ses acquis. C’est tout le contraire : le vieux Sartre accepte de revenir sur ses grandes œuvres, de les critiquer, de réexaminer ses décisions théoriques les plus fondamentales – comme s’il n’était fidèle à lui-même qu’en se remettant radicalement en question.
Celui qui l’incite à ce voyage a juste 30 ans à l’époque. Sartre fut, avec Platon, sa « première grande illumination philosophique ». Ils se sont rencontrés pour la première fois à La Coupole, en 1970, pour que Sartre accepte de devenir directeur du journal maoïste La Cause du peuple, dont les précédents directeurs avaient été emprisonnés. Ce fut entre eux une sorte de coup de foudre, prélude à un étrange « dialogue d’amour » qui allait durer près de sept ans. Au cours de ces années, Pierre Victor, qui avait dirigé la Gauche prolétarienne, va faire retour à son vrai nom et retour au judaïsme : Benny Lévy va devenir une figure majeure du renouveau de la pensée juive contemporaine.
Avec le recul du temps, on commence à entrevoir qu’un épisode crucial de la vie des idées s’est déroulé au cours de ces dialogues qui ont déjà suscité bien des discussions. L’essentiel demeure à découvrir, les enregistrements intégraux n’étant toujours pas disponibles. Aux ouvrages issus de cette exceptionnelle rencontre, aux études et témoignages existants1, il faut ajouter les cahiers de notes, demeurés inédits, rédigés par Benny Lévy au fil des ans. Ces textes denses, elliptiques, que l’on découvre aujourd’hui, sont plutôt des schémas que des analyses développées. Heureusement, les commentaires éclairants proposés par Gilles Hanus fournissent bien des clés2.
Par bribes, comme autant d’échos assourdis d’un flot de paroles, on entrevoit un grand chantier. Sartre revient notamment sur l’analyse de la constitution des groupes, question centrale de la Critique de la raison dialectique, décisive pour comprendre la relation entre individu et collectivité, la constitution du pouvoir populaire, l’événement révolutionnaire. Au fur et à mesure, Sartre revient sur certains de ses choix philosophiques principaux, en particulier sur la question d’autrui et la théorie du regard. Surtout, il réexamine la question de la contingence, cette absence de nécessité qui marque toute existence (Roquentin, dans La Nausée, dit que « tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse, et meurt par rencontre »). Dans les notes de Benny Lévy du 9 décembre 1978, Sartre voit qu’il n’a cessé d’éviter ce problème inaugural : « La contingence, ni sous la forme littéraire ni sous la forme philosophique, n’a gardé la place essentielle que je voulais lui donner. » La relation entre contingence et nécessité est à repenser…
Ces notes sont donc comme les bruits d’un atelier, gardant traces d’une extraordinaire activité intellectuelle. Le dialogue prend appui sur la relecture des œuvres de Sartre, mais aussi sur des lectures nouvelles, traitant de la Révolution française, du Premier Empire ou des cathares, quand la réflexion commune croise la question de la gnose. Les essais contemporains, l’Ange, de Christian Jambet et Guy Lardreau, ou les livres d’André Glucksmann sont aussi discutés. De son côté, Benny Lévy s’interroge sur les relations entre révolution et métaphysique. Il entame alors le tournant qui le conduira d’abord à critiquer la vision marquée par le « tout-politique », et plus tard à rompre avec « la vision politique du monde » pour retrouver le chemin du Livre (Le Meurtre du pasteur, Verdier, 2002). Ainsi, qu’il s’agisse du dernier Sartre, du premier Benny Lévy, ou d’une inflexion majeure de la philosophie récente, ces cahiers sont une mine d’indices et d’informations.
Une poignée de brefs conseils peut aider sur ces chemins, parfois arides, souvent déconcertants. S’agissant de notes, de plans et d’épures, ne pas s’attendre à tout saisir d’emblée. Ne pas se décourager pour autant. Saisir d’abord, selon ce qui se présente, comme autant de points de départ, des éclats de pensée. Négliger tout ordre obligé, toute hiérarchie des questions. Garder en tête, comme une maxime durable, ce simple constat de Benny Lévy : « La pensée, on y entre comme dans un moulin, si on peut dire. Plus exactement comme dans une auberge espagnole, comme dans un forum. On y entre par quelque côté que ce soit. »
1. Voir notamment Le Nom de l’homme. Dialogue avec Sartre, de Benny Lévy (Verdier, 1984), et les articles de Benny Lévy sur Sartre réunis et annotés par Gilles Hanus dans La Cérémonie de la naissance (Verdier, 2005).
2. Gilles Hanus vient également de publier une étude profonde, L’Un et l’Universel. Lire Lévinas avec Benny Lévy qui éclaire la lecture de Lévinas menée par Benny Lévy dans Visage continu (Verdier, 1998).