Le Point, 7 novembre 2003, par Bernard-Henri Lévy
Le livre posthume de Benny Lévy
Que la célébration des Lumières et la cérémonie de la naissance qu’elle prescrit sont une certaine façon d’en finir avec la facticité juive.
Que le Juif moderne, dans sa figure notamment révolutionnaire, résulte d’un double effacement : celui du père (dans la Nuit), de la mère (via les Lumières).
Qu’il y a là un néo-marranisme, le plus abouti de tous, puisqu’il occulte jusqu’à l’ultime identité, le nom secret du Juif – ô le pathétique effort déployé, nous dit-il, par l’auteur dans sa jeunesse pour ne surtout pas revenir, renouer, se souvenir.
Comment tout l’effort, aujourd’hui, devrait être de s’arracher, non à l’athéisme, mais à ce néo-marranisme, c’est-à-dire à l’ignorance et, en fait, au judéo-christianisme dont la commémoration lancinante de la Shoah rehausse encore les prestiges.
Que le principe de l’ignorance est, toujours, la disjonction des voix et des paroles – que l’ignorant est celui qui, à la lettre, entend des voix obscures.
Qu’il y a un cercle de l’ignorance, celui-là même qu’avait vu Platon, mais qui trouve ici toute sa mystérieuse radicalité : la science ne vient qu’à celui qui sait et il y a en même temps, forcément, un savoir insu du non-savant.
Qu’est-ce qu’un miracle ?
Faut-il dire « la théologie » ou « l’athéologie » du Juif moderne ?
Pourquoi shabbat n’est pas dimanche ?
Pourquoi le cercle brisé de l’ignorance n’est-il l’équivalent ni d’une foi ni d’une religion ?
Quid de la thématique du mal radical ? Que veut réellement dire Lévinas dans son article sur la souffrance inutile ? Et le judaïsme, alors, n’est-il pas la pointe avancée de cet humanisme judéo-chrétien avec lequel il faudrait rompre ?
Comment le mot de conversion est le plus inadéquat, de toute façon, pour décrire cette rupture, ce tournement, cette manière, pour un Juif oublieux de soi, d’être jeté, tel Rosenzweig, sur la voie du Retour.
Que l’auteur, en tout cas, ne s’est jamais « converti » à quoi que ce soit – qu’il n’est pas allé, comme cela se disait de son vivant, « de Mao à Moïse », mais « de Moïse à Moïse en passant par Mao » : nuance décisive qui a pour premier effet de briser la fausse symétrie de ses deux engagements ; autre langue qui a le mérite, au moins, d’arracher le tournement à ces deux asiles d’ignorance que sont la dialectique et la théodicée.
Que le récit de cette techouva, la chronique pathétique des mille et une ruses déployées par l’ancien chef de la Gauche Prolétarienne, rescapé des visions politiques du monde, pour ne surtout pas avoir à savoir et pour réinventer, à chaque pas, un paganisme défini, non comme un avant mais comme une anti révélation, que tout cela, donc, n’aurait, au demeurant, pas d’intérêt : le propre de l’homme juif ne tient-il pas, justement, à ce qu’il vient non pour témoigner, mais pour étudier ?
Qu’il y a une immobilité, une façon de se tenir dans l’ouverture d’une Parole donnée, qui sont, si l’on peut dire, l’occasion d’un baptême absolu : est-ce à cette absoluité, à cette façon de trancher tous les liens, que pensait le dernier Sartre écrivant du peuple juif qu’il est un « peuple métaphysique » ? ou pensait-il à Heidegger ? face à son jeune camarade, enfiévré par ce qu’ils pressentaient ensemble, entrevoyait-il un Absolu sans incarnation ou poursuivait-il son interminable débat avec le philosophe de Être et Temps ?
La leçon de Lévinas, enfin.
Le retournement de la malédiction en exultation qui est, selon lui, Lévinas, le propre signe du Retour.
Quel Lévinas ? Celui qui, réfléchissant sur le néant, dialogue avec le Kant du « Fondement de l’existence de Dieu » ? Celui qui parle d’« Ancien Testament » et alla jusqu’à déclarer, un jour, qu’il entendait poursuivre l’œuvre de la Septante ? Ou bien le Lévinas lituanien qui, retournant à Rabbi Hayim de Volozine, rompait avec lui-même et avec le concert des Juifs du siècle ?
Tels sont quelques-uns des thèmes et des thèses énoncés par Benny Lévy dans ce tout dernier livre, Être juif, achevé quelques jours avant sa mort, et que publient ces jours-ci ses chères éditions Verdier. Je ne peux pas ne pas me reconnaître, parfois, dans ce « Juif du siècle » dont il brosse le portrait sévère. Je ne peux pas ignorer que chaque page, ou presque, de ce texte de feu plaide pour un « être juif » qui est infiniment loin du mien et eût alimenté, entre nous, à Jérusalem ou Paris, l’une de ces discussions dont je sortais toujours ébranlé. La discussion, hélas, n’aura plus lieu. Ne me restait qu’à énumérer ainsi, simplement, avec juste la probité qu’il requérait de ses interlocuteurs athées, les nœuds de ce texte étrange, et très beau, et paradoxalement lumineux. N’est-ce pas la première fois, après tout, que mon ami me laisse le dernier mot ?