Livres hebdo, 24 octobre 2003, par Jean-Maurice de Montremy
De Moïse à Moïse, en passant par Mao
La mort subite à cinquante-huit ans de Benny Lévy, alias « Pierre Victor», a scellé son itinéraire. Fondateur de la Gauche prolétarienne, puis de Libération, grande figure des éditions Verdier, il s’apprêtait à publier Être juif. Un livre qui semble désormais son testament.
Benny Lévy s’apprêtait à quitter Israël pour soutenir à Paris la sortie d’Être juif – essai tiré d’un séminaire à l’Institut d’études lévinassiennes (Jérusalem) qu’il fonda conjointement avec Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy en juin 2000. Sa mort brutale dans la nuit du mardi 14 au mercredi 15 octobre, fait d’Être juif un testament où l’on retrouve son goût des manifestes.
Quand il signait encore « Pierre Victor », Benny Lévy n’affirmait-il pas, avec Jean-Paul Sartre et Philippe Gavi : On a raison de se révolter (1974) ? Né en Égypte (1945), chassé avec les siens en 1956, léniniste devenu talmudiste, il a profondément évolué. Depuis la création de la Gauche prolétarienne (octobre 1968), dont il était l’idéologuestratège (« un terroriste intellectuel », dira-t-il plus tard), l’ancien normalien n’a jamais perdu ce « zèle » dont parlent les Psaumes : « Le zèle de ta Maison me dévore. » Une exigence qui l’a conduit à s’engager dans la philosophie – puis au-delà de la philosophie – pour « s’en tenir, coûte que coûte, au pur fait d’être juif ». C’est-à-dire au message transmis à Israël par l’intermédiaire de Moïse.
Benny Lévy l’affirme dans sa préface de Être juif. « Que mon cas soit ordinaire, il ne faut pas s’y tromper, signifie qu’il est miraculeux […]. “De Mao à Moïse”, s’exclame-t-on, oubliant que, pour être exact, il faut dire de Moïse à Mao, de Mao à Moïse ; c’est-à-dire de Moïse à Moïse en passant par Mao. Le destin ordinaire du juif – le miracle – tient dans la révélation de cette immobilité, en dépit de tous les mouvements du Siècle ». Le mot « miracle » n’a pas ici le sens affaibli de « prodige ». Il s’agit plutôt, selon le dictionnaire, d’« un fait auquel on confère une signification spirituelle ».
C’est au fil des années 1970, en lisant Emmanuel Levinas et en apprenant l’hébreu, que Pierre Victor eut la révélation de cette « immobilité ». Redevenu Benny Lévy, il se lance dans l’étude du messianisme juif moderne, multipliant les discussions avec Jean-Paul Sartre, qui le prend comme secrétaire et se passionne à son tour pour cette nouvelle approche. Simone de Beauvoir et les sartriens accusent alors Benny Lévy d’un « détournement de vieillard » (1980). Les entretiens avec Sartre ne pourront paraître avant 1991 (L’Espoir maintenant, Verdier).
Être juif, selon Benny Lévy, c’est « ne pas pouvoir fuir sa condition ». Le juif doit donc constamment résister à l’assimilation, aux compromis avec le « Siècle ». Cette tentation d’accommodements, poursuit-il, n’a cessé de s’exercer sur la pensée juive dès l’époque hellénistique. Elle s’est poursuivie dans le judéo-christianisme, dans les Lumières et jusque dans la doctrine du Mal absolu, cette « a-théologie du juif moderne », fondée sur la thèse d’un « silence de Dieu » à Auschwitz.
Sur ce débat, Emmanuel Levinas avait lui-même conclu en admettant les limites, voire le relatif échec, des philosophes. Il y voyait une chance de repenser l’Écriture – mais aussi la philosophie. L’ancien fondateur de Libération (1973) ne le suit pas dans cette voie. S’inscrivant dans une longue tradition juive, Benny Lévy refuse toute « conversion » à la philosophie. Il affirme la nécessité d’une « pensée du Retour ». Celle-ci doit « déconstruire le juif du Siècle, tranquillement ». Elle permettrait d’« arracher la “foi des pères” à l’ignorance, c’est-à-dire à la spiritualité judéo-chrétienne ». Elle fait ainsi « retour » à la Torah, dont la pratique est la meilleure école pour discerner et refuser l’idolâtrie.
On a plus d’une fois reproché à Benny Lévy son « fondamentalisme », voire son « fanatisme », ce que contredisaient sa gentillesse, son humour et son goût de la discussion. Il serait peut-être plus juste de parler de provocation, au bon sens du terme, selon l’usage rabbinique. Sa brusque disparition est d’autant plus regrettable. Elle ne lui permettra pas de répondre aux inévitables objections et contestations qu’il comptait susciter avec Être juif.