Le Magazine littéraire, mai 1989, par Jean-Paul Manganaro
Corporalités
Une place, une esplanade, une marge sablonneuse où une fillette tapote avec sa pelle sur des formes douces de sable et contre lesquelles bute en suspension, aussi fragile qu’une poussière, la timide évocation d’une mémoire. L’imagerie murmurée et pourtant provocatrice de l’auteur recrée l’espace d’une déchirure et s’accroche à cette lacération rendant au lecteur l’âpreté d’un âge pour chacun de nous originaire et mythique. Cet espace se transforme en coulisse de théâtre où se déroule le jeu des intuitions du langage en butte à leur propre mise en scène. La représentation, d’ailleurs, s’avère impossible, d’où ces reprises constantes, c’est-à-dire le recommencement infini de ce thème des déchirures et déchirements qui n’arrêtent pas, textuellement, d’agacer et caresser corps, mouvements, stratégies, situations ; autant que le langage peut en formuler dans le contournement compulsif des fragments d’un sujet qui essaie de se faire corps.
Mais, en réalité, l’unisson entre débris du corps et bribes du langage a quelque chose d’impossible, d’équivoque ; la légèreté apparente du langage multiplie intentions, probabilités et croisements, en narguant la maladresse du corps ; et celui-ci n’arrive à s’incorporer que sous forme de cannibalisme des lambeaux que l’autre phagocyte et recrache. Chacun d’eux reprend théâtralement à l’autre le bout de trame qu’il laisse pendre : «… Rejouant ainsi quelque scène enfantine aux Tuileries, au Champ de Mars, au square du quartier, où je sais que ni mon corps ni ma voix n’ont assez de poids, de gravité, de présence, où je reste flottante, à la frontière… ». Ostensiblement, le jeu de l’écriture amplifie les conditionnements que coulisses, mises en place et en scène tendent régulièrement à la perception des choses, à leur phénoménologie, et qui, traversant doucement ce corps fait d’hypothèses, rejoignent l’intellect. Ça se joue donc dans cette étroite marge où « la transparence » et « l’opacité » semblent vouloir s’aménager un point de rencontre, mais dans ce mouvement de va-et-vient qui veut arpenter et saisir, le langage trouve un territoire corporel incontournable, tellement il est fractionné, dans lequel il ne peut que s’abîmer.
Et il y a, dans cette douloureuse douceur de dire des choses qui s’induisent entre elles, des embrasements immédiats, comme autant de feux d’un bivouac où l’on se repose, auteur et lecteur, en une tranquille agitation : une éternelle couture est reportée au point même de la déchirure qu’elle tentait vainement de recoudre, de reprendre, un long fil méticuleux qui déprécie toute métaphore s’étire, le long duquel se dévident et s’enlisent jour sans heures, mouvements sans heurts, blessures sans mal. Ce premier texte de Françoise Asso est fulgurant d’intellect poétique au sens où Dante, Eliot, Pound ou Proust l’entendraient.