EJ, octobre 2011, par Michel Jullien
Je me souviens…
De la centaine d’ascensions que j’ai pu effectuer dans le massif du Mont-Blanc, il me reste des souvenirs anormalement précis. Pour chacune, je me souviens de ce que furent les nuits précédant l’escalade, du sommeil que j’en pus tirer, ou non, de l’heure plus qu’anormale à laquelle nous partions (minuit pour les courses d’envergure, deux, trois heures du matin pour les moindres), du goût du pain et du café clair avalés dans la nuit, à contrecœur. Je me souviens du nom de tous ceux avec qui je me suis engagé, de leur bobine avant que nous nous encordions, souriante et endormie. Je me souviens des marches d’approche, du cliquetis que rendaient entre eux les mousquetons pendus au baudrier, des conditions plus ou moins bonnes de la rimaye, de la lampe frontale encore allumée tandis que le jour était là, déjà autour de nous sans qu’on s’en fût avisé. Je me souviens de la protogine orangée qu’est le granit de Blaitière, des Drus, du Grand Capucin, des Charmoz, du Requin, du Plan, du Grépon. Alors, à la verticale, je me souviens de tout : de l’ambiance de la grimpée, de l’état des nuages au-dessus de nos têtes, des haltes rares, de l’horaire tenu ou dépassé, des glaçons sucés, de leur goût mal ami, de la forme des prises, des flaques de lichens entrevues sur la roche, des lignes de fissures où glisser les mains, des pierres desserties qu’il fallait éviter de toucher, des ordres que nous nous lancions d’un bout à l’autre de la corde, du subit vrombissement d’un choucas volant à nous raser, des branches de lunettes lubrifiées de sueur, glissant du nez au plus mauvais moment, des instants de confiance et des moments de doute, de l’attente interminable au relais et des mouvements de la corde filant entre les mains : rapides, lents ou désespérément immobiles, signe que le grimpeur de tête progressait ou « forçait » un passage – une pleine longueur de gagnée ou quelques mètres grignotés seulement en une heure. Je garde en mémoire jusqu’aux couleurs des cordes, leur calibre, leurs torons, leur usure. Leur poids. Je me souviens des crampes malmenant les doigts de pied pressés dans les chaussures, des muscles tremblotant dans les dernières longueurs, avant la sortie, de l’ultime rétablissement au sommet, des quelques phrases échangées avant que nous nous engouffrions dans la descente.
Tout me revient si clairement. Pourquoi cette exactitude de souvenirs, des années après ? Parce que, peut-être, en montagne, on ne pense pas ; l’importance cruciale de chaque geste ne le permet pas. Grimper n’accorde aucun recul, aucun écart d’entendement, pas d’évasion de la pensée. Alors l’esprit s’imbibe comme une éponge de toutes les impressions de l’escalade qui autrement auraient été tronquées, interprétées ou tout bonnement perdues. Impressionné à la façon d’une plaque photographique, l’esprit est capable de les restituer ensuite, intactes, complètes, enchaînées dans le bon ordre, aussi minimes fussent-elles, comme la « boîte noire » de l’ascension. Explication naïve, mais elle me plaît. Et si elle a une quelconque justesse, elle doit être vraie de tous sports.