Le Magazine littéraire, juin 2006, par Évelyne Grossmann
Pour Emmanuel Venet, psychiatre et écrivain, la littérature est incompatible avec l’exercice de la médecine. C’est du moins la paradoxale affirmation qui sous-tend son dernier livre, récit bref et intense d’une quarantaine de pages consacrées au docteur Gaston Ferdière, le psychiatre qui accueillit et soigna Antonin Artaud à l’asile de Rodez de 1943 à 1946. On connaît Emmanuel Venet, auteur d’un très remarqué Précis de médecine imaginaire, répertoire ironique et tendre de nos pathologies réelles ou mythiques. On connaît aussi le Dr Ferdière, du moins le croyait-on, pour avoir lu ses mémoires et surtout l’ouvrage très documenté de Laurent Danchin et André Roumieux, Artaud et l’asile (Séguier, 1996), qui révélait une part importante de la correspondance inédite du psychiatre.
Force est aujourd’hui de constater que nous ne savions rien, tant il est vrai que cette accumulation de faits qu’entassent les biographies peine souvent à toucher l’essentiel de ce qui fait ou défait une vie. On savait certes depuis longtemps que Ferdière n’était pas ce médecin borné que d’aucuns s’acharnèrent à peindre sous les traits du digne représentant d’une psychiatrie d’avant-guerre aussi arrogante qu’inefficace, administrant électrochocs et insulinothérapie comme d’autres la torture. Qui était-il finalement ? Un poète fourvoyé, « égaré en médecine », répond Emmanuel Venet, « charriant avec soi la dépouille d’un poète asphyxié par la langue des notables », un ancien rebelle, vaguement surréaliste, brave type au fond mais dépourvu de cette audace, de cette « authentique aliénation » comme aurait dit Artaud, qui fait les vrais fous et les grands écrivains.
Il y aurait ainsi, à en croire Venet, une étrange malédiction qui frappe toute relation entre littérature et médecine, une lutte à mort condamnant quiconque veut être écrivain à tuer en lui la belle âme qui s’évertue à soigner et guérir. Écrire est un corps à corps avec ce « cratère par où jaillit un monde de mots et de chair encore mêlés » fureur organique et débâcle rationnelle. Pas question de suturer les blessures, Artaud le savait qui parlait de cruauté. Venet cite ainsi quelques-uns de ceux qui ne durent leur salut littéraire que de s’arracher à une première vocation : médicale Breton ou Blanchot, Céline étranglant Destouches. Le timoré Ferdière, mal taillé pour les luttes grandioses et les « volcans en furie », réservera au final « ses pauvres fleurs de rhétorique pour les comptes rendus opératoires ». On sent bien pourtant que Venet n’aime pas trop Breton, ce déserteur de la médecine et de bien d’autres combats ; Ferdière, lui au moins, s’est battu pêle-mêle contre le franquisme, l’institution hospitalière, l’administration psychiatrique, la faim, la maladie, l’injustice, la folie et la mort… pas un planqué de l’arrière, revenant en France après guerre pour rendre à Artaud, à sa sortie de l’asile, un hommage tardif et ampoulé. Gide déjà l’affirmait, la littérature n’est pas affaire de bons sentiments. Embourbé dans la médecine, Ferdière se crut renaître poète face à Antonin Artaud ; il fut brutalement renvoyé au rôle du « crétin scientiste ». Si le talent littéraire se mesure à la cruauté, nul doute qu’Emmanuel Venet, et ses formules acérées, ses aphorismes saignants, n’ait gagné sa lutte contre sa médicale propension à soigner. Il y a sans doute de l’exorcisme dans ce récit, semblable en cela aux « Sorts » qu’Artaud lançait au monde pour se délivrer de ses démons, mais il y a de l’indulgence aussi, et de la compassion. Écriture comme tauromachie et mise à mort, aurait dit Michel Leiris (qui connut Ferdière et Artaud), mais aussi savoir tissé d’identifications qui nous donne au final ce beau portrait d’un formidable personnage de roman : Gaston Ferdière.