Le Monde des livres, 20 septembre 2013, par Roger-Pol Droit
Le destin de Benny Lévy
De quoi donc est faite une vie ? De gestes au jour le jour dont on ne voit pas le sens, brouillard d’exigences et de hasards. D’un trajet aussi, dont l’épure se discerne plus tard, à distance, à force d’insister. Cette trajectoire que commande une nécessité interne ne se déchiffre pas d’emblée. Ceux qui la comprennent assez tôt pour l’épouser pleinement deviennent héros, sages ou saints. Ils ne le savent pas eux-mêmes, la postérité s’en charge pour eux. Mais il est très rare que leurs proches, ceux qui ont partagé tous les gestes au jour le jour, se montent capables d’exprimer ce tracé.
C’est pourquoi le livre de Léo Lévy est exceptionnel. Elle a partagé l’existence de Benny Lévy pendant presque quarante ans, de 1966 à sa mort, le 15 octobre 2003 – il y aura dix ans dans quelques jours. Elle a tout connu de cette épopée singulière, depuis le militantisme révolutionnaire jusqu’à la vie d’études et de prières à Jérusalem, entourée de leurs quatre enfants. Pourtant, ici, aucun romantisme, nulle hagiographie, ni rancœur ni rancune. Juste l’éclat, dans une prose très sobre, d’un amour lucide et profond, constant et rigoureux, comme est rarement l’amour. Juste de quoi faire sourdre, dans le récit contenu de cette aventure – souvent racontée, rarement comprise, folle, au premier regard –, le sens d’un destin.
Quand elle rencontre le héros, c’est un « freluquet débarqué d’un lointain rivage », jeune juif né en Égypte, exilé à 11 ans en Belgique, puis à 18 ans en France, dont l’intelligence foudroyante ne cesse de s’exercer. Dans l’enfance, échecs et maths, collection de prix, plus tard Louis-le-Grand et la Rue d’Ulm, mais toujours l’inconfort d’un apatride, la précarité d’un exilé. Ce qui n’empêche pas l’incandescence, et au contraire la nourrit. Ce feu s’égare et s’entretient dans la théorie, puis la politique comme absolu : sous le pseudonyme de Pierre Victor, Benny dirige la Gauche prolétarienne, la dissout pour éviter de sombrer dans le terrorisme, poursuit avec Sartre un long et décisif dialogue.
Maître sans pesanteur
Comment l’ancien révolutionnaire s’est-il finalement retrouvé à lire le Talmud à Jérusalem en mangeant casher ? Beaucoup n’ont pas compris, pas admis. L’erreur est de ne voir dans ce périple qu’une affaire de bigoterie et de conversion religieuse, de considérer Benny Lévy comme un « rabbin sectaire » (Badiou, dans Libération). Ce que cherche l’ex-maoïste ex-philosophe est autrement plus important : une sortie morale de la révolution, une issue au politique et au platonisme, dont il a exploré impasses et tragédie. Il ne devient pas religieux, il redevient juif – et grâce à Sartre ! Ce maître sans pesanteur lui permit en effet de retrouver librement sa nécessité, de saisir combien « la question de Dieu commande secrètement ce temps où l’on se plaît à penser que la question ne se pose plus », comme l’écrit Gilles Hanus dans un livre lumineux et important qui vient de paraître (Benny Lévy, l’éclat de la pensée) – à lire parallèlement au récit de Léo Lévy, pour saisir la cohérence et la portée majeure de cette trajectoire qui interroge notre temps.
« Explosante-fixe » : André Breton, dans L’Amour fou (1937), parle ainsi de la beauté. Benny, dit Léo, affectionnait cette expression. Dans le fond, elle parle de sa vie. Et de l’écriture de ce récit dont la retenue bouleverse. Peut-être aussi d’une antique alliance où se joue, pour une part, notre avenir.