Le Nouvel Observateur, 26 septembre 2013, par Anne Crignon
Après l’amour
Vingt ans que le narrateur est marié et que lien conjugal résiste tant bien que mal à ce qui, sous couvert de silences, abîme et sépare un couple. Dans le somptueux Negresco niçois où ils sont venus célébrer cet anniversaire, la jouissance est mécanique et sans joie. « À quoi tu penses ? » demande la femme après l’amour. Replié dans son monde, mutique, l’homme constate que tout les sépare désormais de ce temps où « semblables cavalcades se résolvaient en enlacements libres de toute pudeur, chatteries de deux corps prompts à emmêler leurs lignes dès que l’occasion se présentait ». S’il a réservé dans cet hôtel, c’est pour être dans la chambre même où séjourna Jean-Germain Gaucher, musicien oublié du début du XXe siècle dont il fait profession d’étudier la vie et l’œuvre et dont la clairvoyance affûtée fait écho à la sienne. Le compositeur s’était réfugié ici naguère avec sa maîtresse, lui aussi « en quête de la fraîcheur lustrale de leur commencement, même s’il savait qu’il y avait peu ou prou plus de paille que de bûches à faire flamber sur les braises de leur passion ». À travers le vagabondage cérébral de son personnage, Emmanuel Venet retrace avec maestria la vie d’un artiste ayant frayé dans les hauts lieux du french cancan, passionnément épris d’une soprane qu’il retrouvait dans les velours d’alcôves de cabaret, « comme si le ciel ordonnait leur rapprochement ». Ce texte incisif et ardent, traversé de vents contraires et de saillies misanthropiques, pourrait être dédié à René Char qui tenait la lucidité pour « la blessure la plus rapprochée du soleil ».