Le Petit Bulletin, 2 octobre 2013, par S.D.

Rien de grave

Au commencement, une question tristement banale, après l’amour : « À quoi penses-tu ? ». Qui ouvre les vannes de l’esprit du musicologue qui a emmené sa femme Agnès fêter dans le luxe du Negresco leurs vingt ans d’« amour ». Une divagation qui convoque Jean-Germain Gaucher, auquel l’homme se sent lié, moins parce qu’il a écrit une thèse à son sujet que parce qu’il a séjourné jadis dans une chambre voisine avec une maîtresse fuyante. Musicien de la Belle Époque, talentueux, génial peut-être. Gaucher s’est raté dans les grandes largeurs, ne se réalisant guère que comme musicien de cabaret à Pigalle, et encore, traînant le boulet d’un mariage de dépit avec une Marie-Louise « austère comme une allégorie de la tempérance ». Ce qu’il ne rate pas en revanche, c’est le piano demi-queue qui le broie mortellement dans un escalier, mettant un terme définitif au fiasco. Un accident aux allures de suicide. Ce en quoi ne croit pas, par évidente dénégation, le narrateur de ce fascinant premier roman du psychiatre lyonnais Emmanuel Venet, qui allume les mèches de bien des questionnements. Car au fond, c’est son propre enlisement que le musicologue évoque à travers cette figure qui le fascine une carrière en demie-teinte, des compromis avec la vie domestique qui l’auraient empêché et une incapacité à se mobiliser pour en tirer quelque profit. Et comme Gaucher, un manque criant d’égoïsme et de goujaterie : « en matière d’art, non seulement il n’y a rien à attendre de l’altruisme ni de la sollicitude, mais les vertus cardinales s’appellent orgueil et égocentrisme. […] Quant à moi […] j’ai capitulé sans en avoir conscience la première fois que j’ai accepté de descendre une poubelle ou de donner un biberon ». La faute aux mirages de l’amour, ici curare d’une existence épanouie : sombrer dans la normalité et se trouver là vingt ans plus tard, à remonter le cours d’une vie comme pour s’excuser d’avoir été ignorant de soi-même, d’avoir « manqué l’aiguillage » soi-disant aveuglé par « le mythe de l’amour inaltérable et le droit de ne pas entendre Éros dans érosion ». Et quand il faudrait tout déballer, puisque la question est posée, n’en dire « rien ».