L’Express, 2 octobre 2013, par Marianne Payot

Le musicien ligoté

Ou la savoureuse histoire de quelques créateurs emmêlés dans les liens du mariage.

Imaginez un long sourire de… 110 pages. Un sourire qui vous prendrait dès l’entame, « À quoi penses-tu ? », et qui vous poursuivrait jusqu’à la réponse, très, très tardive : « À rien. » C’est cette mésaventure qui risque de vous happer si vous ouvrez, par mégarde, le dernier roman d’Emmanuel Venet, un joyau de douce ironie, de jouissif désenchantement, porté par un style des plus élégants.

Emmanuel Venet, psychiatre à Lyon, auteur d’un livre sur Gaston Ferdière, le médecin d’Antonin Artaud, semble apprécier les sans-grades, les vies ratées, les rêves de splendeur confrontés aux durs aléas de la vie domestique. Ils sont deux, dans son récit, à correspondre à ce profil de créateur brisé dans son élan : le narrateur, universitaire, celui-là même à qui Agnès, dans la chambre 214 du Negresco, demande après l’amour : « A quoi penses-tu ? » Et l’objet de ses pensées (et de sa thèse d’historien en musicologie), un certain Jean-Germain Gaucher, violoniste, pianiste et compositeur d’opéras. C’est ce dernier qui tient le beau rôle dans le roman, à défaut de l’avoir eu dans le panthéon des artistes. À partir de sa mort (accidentelle ? suicidaire ?) – Gaucher a été écrasé par son demi-queue Pleyel, dans une cage d’escalier, le 10 novembre 1924 –, le narrateur déroule la vie chaotique de son alter ego en espoir déçu. Au grand dam de son père, avocat, Jean-Germain préfère les gammes et les décolletés aux bancs de l’université. Le voilà bambocheur, cachetonneur et compositeur. C’est à Pigalle, en ces années d’avant la Grande Guerre, au cabaret la Pagode enchantée, qu’il installe son talent, se lie d’amitié avec le patron, pleure son décès, épouse sans entrain la fille de celui-ci, non sans avoir, au préalable, connu l’extase dans les bras de Marthe, cantatrice de son état. Ferré « dans le piège ouaté de la tiédeur » auprès de sa Marie-Louise, envoyé dans un sanatorium pour cause de tuberculose, ferré de nouveau, il va aller de déconvenues (musicales) en déceptions (amoureuses). Un régal pour le lecteur que ce joli traité antimariage !