Libération, 26 septembre 2013, par François Sergent

Benny soit-il

Mémoires de Léo Lévy sur son mari, passé de la Gauche prolétarienne à la prière à Jérusalem.

Benny Lévy du côté de l’amour. Même si Léo Lévy n’use jamais de ce mot dans le court et tendre livre de mémoires qu’elle consacre à son époux, l’intensité de leur relation transparaît à chaque page d’À la vie. « J’écoute ou plutôt je le regarde parler. Le point de rayonnement, ce n’est pas le soleil, c’est son front, son regard, la voix ardente malgré l’aridité du propos », écrit-elle sur l’intransigeant fondateur de la Gauche prolétarienne (GP). À lire Léo Lévy, Benny l’apatride, qui se disait « étranger à la terre », aura passé sa vie à chercher un pays ; le militantisme fut l’une de ses patries, la philosophie et la langue française aussi. Mais il ne se réconcilia avec son histoire qu’à Jérusalem. Sans jamais prendre la nationalité israélienne.
Léo, étudiante en lettres rescapée des ghettos polonais, et Benny, qui passait le concours d’entrée à l’École normale supérieure (ENS), se sont très classiquement rencontrés à la bibliothèque de la Sorbonne. «  Rencontre de vérité, écrit Léo. Pour une fois, je sens qu’on s’adresse à moi, pas à une image de « belle juive », midinette, odalisque, madone. » Lui est né en 1945 dans une famille juive du Caire chassée par Nasser. Seul son frère aîné, Eddy Lévy, qui se convertira à l’islam, reste en Égypte. Il deviendra Adel Rifaat – et partagera le pseudonyme de Mahmoud Hussein avec un autre grand spécialiste du Coran et de l’Égypte, Bahgat Elnadi.

Amitié. Aussi brillant que tranchant, Benny Lévy intègre l’ENS en lettres, à titre d’étranger. Georges Pompidou refuse sa naturalisation, malgré la demande du directeur de l’école. À lui, écrit Léo Lévy, qui avait pleuré quand il avait chanté pour la première fois la Marseillaise au lycée de Rambouillet…
Dans ces années proto-soixante-huitardes, « la politique absolue » saisit Lévy. Elle ne quittera pas le couple pendant dix ans. Le maître de Benny Lévy est Althusser, avant qu’il vire au maoïsme le plus intransigeant, comme le voulaient les certitudes de cette fin de XXe siècle. Léo Lévy décrit ainsi son engagement total à la tête de la GP après l’effacement de son premier dirigeant, Robert Linhart. Benny Lévy perd même son nom et devient Pierre Victor, selon la pratique de l’organisation clandestine – et bientôt interdite. « Payant son billet d’intégration à la société française », disait-il, citant Heine. Un changement de nom qu’il trouvera rétrospectivement « monstrueux ». Lévy croise alors Pierre Goldman, Olivier Rolin ou Serge July et, pour la petite histoire, il s’oppose à la création de Libération au nom de la pureté de la Révolution. Ce livre est aussi le roman d’une génération.
Benny Lévy qui, selon sa femme, aura toujours eu une passion sartrienne demande au philosophe de diriger le journal menacé de la GP, la Cause du peuple. Il s’ensuit une amitié et une intimité disputée encore aujourd’hui. Revenu de ses idéaux révolutionnaires, Benny Lévy devient le secrétaire du vieux philosophe. À la demande de Sartre, Valéry Giscard-d’Estaing lui accorde la nationalité française. Ils publient ensemble un livre, vivement décrié par une partie de l’entourage du philosophe, notamment Simone de Beauvoir.
Léo Lévy défend Benny. Elle explique la relation fusionnelle qu’auraient eue les deux hommes et nie farouchement que son mari ait usé d’un Jean-Paul Sartre diminué et vieillissant pour influencer et pervertir sa pensée. Elle témoigne de l’affection de son mari pour le philosophe, de ses visites à l’hôpital. Mais peut-on vraiment la suivre lorsqu’elle dit de Sartre qu’il était « un homme de foi » ou qu’elle fait état de sa « conscience diasporique » ?
Selon Léo, durant leurs années militantes, « le juif en nous devait s’effacer ». Leur premier fils, malgré l’insistance de sa mère, n’est pas circoncis. Et Benny Lévy, après les cours qu’il suit sur la Cabale, va manger une choucroute. Plusieurs fois, Benny et Léo Lévy se sentent blessés par des remarques antisémites de leurs camarades et l’auteure raconte le déchirement du couple lors de la guerre de 1967 ou du massacre des athlètes juifs à Munich.

Cabane. À écouter Léo Lévy, il n’y a pas eu de rupture entre les années politiques et le retour au judaïsme de plus en plus religieux et orthodoxe, mais une évolution lente et logique. Elle n’éclaire guère cette conversion spectaculaire qui fera migrer son mari de Mao à Moïse, selon la formule éculée, et qui étonna tant ses proches. Après un passage dans une yeshiva de Strasbourg, les Lévy s’installent à Jérusalem. Benny dirige un centre d’études levinassiennes où il tient un séminaire très suivi. Léo décrit leur vie de famille, faite de prières et d’études. Son mari meurt à Jérusalem en 2003, alors qu’il construisait une cabane pour Souccot.
Dans leur jeunesse, Benny Lévy récitait à sa fiancée dans les rues de Paris ses vers préférés d’Eluard : « Et nos enfants riront. De la légende noire où pleure un solitaire. »