Libération, Cahier Livres, 7 avril 2011, par Éric Loret
Légendes d’orée
Étrange fusée (trait diatonique, terrier de renard) que ce second livre d’un auteur discret, éditeur d’art, né en 1962. Exercice de mise à l’os, en huit diptyques et une charnière. Les textes sont des tableaux aux héros historiques (Ovide exilé et perdant son latin chez les Daces) et curiosités de cabinet : le lynchage de l’ouvrier noir Sam Hose en 1899, l’abbé Breuil, préhistorien amateur de cavités, ou bien le Dr Kellogg, inventeur des corn-flakes et de méthodes contre l’onanisme : circoncision sans sédation, phénol sur le clitoris et seulement « quelques secousses, électrodes à l’intime » pour les cas bénins.
Michel Jullien a réuni ces figures par paires, sous des intitulés qui décrivent un univers cruel et disparu, dispatché en « aphasies », « reclus », « célibats », « demeures », « châtiments » et « toquades », à peine soulagés par les « odyssées » des « convives » et « témoins ». Il n’y a pas à proprement parler d’intrigues, plutôt un empêtrement acéré dans l’obstacle de la matière et du quotidien. On songe en le lisant à cette description que faisait Mirbeau de la Porte de l’Enfer de Rodin : « Chaque muscle suit l’impulsion de l’âme. Même dans les contournements les plus étranges et les formes les plus tordues, les personnages sont logiques avec la destinée dont l’artiste a marqué leur humanité révoltée et punie. » C’est par exemple ce morceau de bras de Sarah Bernhardt, imaginé en 1916 et en Amérique, face au Dr Kellogg dans « Deux convives » : « des fripes cutanées et des mouchetures de vieillesse roussies en comètes, des méandres de veines violacées au dos des mains, entortillées d’un système de veinules secondaires raccordées dessus, des doigts congestionnés par trop de bagues à la suite, corsetant l’arthrite ». Le monde de Julien imbrique le verbe dans la chair, construit des êtres monstrueux pour moitié de sang et moitié de mots, comme dans Hermiston, seconde des « Deux aphasies » qui ouvrent le recueil. Texte amniotique qui décrit les hallucinations d’un ouvrier typographique blessé sur le Chemin des Dames. Tandis qu’on lui ôte un morceau d’acier du thorax, il enfile « les blocs chanfreinés, yeux clos » et endure dans son cauchemar un angoissant problème : alors qu’il est en train de composer une phrase de Robert Louis Stevenson, il s’aperçoit que la seule apostrophe de sa casse est abîmée.
Les êtres aussi sont endommagés tout Au bout des comédies humaines. Chaque texte commence par une phrase qui claque et complote (« Nason fut neuf ans sans toucher au raisin. », « À présent seule dans la maison de l’abbé. »…) puis très vite empile gestes et matériaux (« le lit fait, le traversin tapoté, l’oreiller aéré, elle tire les rideaux, ramasse pilules et gélules sur la table de chevet ») sur la tête de ses protagonistes. Une fois sédimentés au fond de l’écrit, ils s’élèvent en gloire, c’est-à-dire aussi dans la pitié. Domaine de la légende, de la vie de saint. Car, dit l’auteur, il s’agit ici d’exhiber le ridicule au sein de la dignité, le risible comme force dans l’adversité. La mécanique du style se fait alors comique esseulé : « Un public sorti de la guerre, Kathleen Ferrier en pied, Bruno Walter de dos, cinq fois ewig à donner avant que s’achève le lied. »