Livre et lire, mensuel du livre en Rhône-Alpes, avril 2005, par Claude Burgelin
Maladies et mythologies, médecine et poésie
Ma grand-mère, à l’âme sans trop de détours et aux propos en général bien sobres, avait pour commenter et orchestrer infirmités et maladies de son entourage un talent non pareil. Son verbe se faisait soudain riche et oscillait artistement du sadisme implicite à la compassion explicite. Elle eût trouvé en Mme Venet mère et ses copines du marché de Monplaisir des interlocutrices de choix. Mystère des vocations. La première étape de l’itinéraire initiatique d’Emmanuel Venet, futur psychiatre, voué à entendre les musiques monotones ou surprenantes de la folie asilaire, se dessine ainsi, entre poireaux et salades. À ouïr les complaintes et les discours de bonnes femmes, ruminant leurs maux, risquant des pronostics, exorcisant des frayeurs. La médecine relance sans cesse la question de l’origine, l’énigme de la mort, interroge le trop de sens ou de non-sens de la maladie. Ses réponses sèches – se veulent scientifiques. Celles du chœur des commères sont, elles, lourdes de mythologies, de sagesse sûre et d’incroyable fatras. Elles entrent en consonance avec la nature même de ces maladies tour à tour prévisibles ou imprévisibles, monotones autant qu’inventives, absurdes, fantaisistes.
Depuis le temps des cabas maternels, Emmanuel Venet a lu Roland Barthes. Et c’est une suite de « mythologies » autour de la maladie, ses bizarreries ou ses allures de destin, ses thérapeutiques diversement étranges, qu’il trace avec une finesse de trait qui enchante. D’autant qu’il garde le lien avec les fantasmes et les rêvasseries de l’enfance. La maladie, la médecine, le médicament, nous les abordons toujours avec nos crédulités et incrédulités premières, nos fascinations archaïques, nos peurs de jadis. Qu’il évoque avec un sourire certain plus qu’il ne les récuse. Les mythologies et leurs images tuent autant qu’elles guérissent. Si le médecin d’antan était vénéré autant qu’une divinité majeure, ses oracles ne prenaient force que relayés par les pythies de quartier et relancés par les rituels quotidiens (ma mère prenait ses « drogues », les grands-parents du narrateur qui ses « remèdes », qui ses « pilules »). La maladie est affaire de mots. Innommée, elle inquiète ou terrifie (qu’est-ce qu’un « malaise » ?). Nommée, elle en impose. Schizophrénie, hystérie ou paranoïa ont beau faire partie des classiques de notre lexique, ces mots gardent un parfum d’étrangeté, le pouvoir de faire rêver ou méditer. Sans parler de bilharziose ou de brucellose (qui n’a rien à voir avec Bruxelles et la pauvre Belgique). Ou de cancer, ce mot « qui retourne un sablier devant le malade ». Les mots de la maladie, les termes du soin (piqûre ou perfusion, sirop ou rayons) sont comme des aimants au magnétisme trouble, dont Emmanuel Venet esquisse le sillage en un phrasé subtil, prompt, élégant.
Ce voyage dans l’imaginaire que mène Emmanuel Venet est délicieux. De malice, de scepticisme bien tempéré, de bienveillance. « S’impose la nécessité de rendre à la médecine la part de poésie qu’elle rechigne à assumer. » Mission accomplie. On songe à l’acuité de Michaux, à l’humour de Freud. Le délié et l’agilité du doigté d’Emmanuel Venet savent, comme il convient, sur ce terrain où on est amené à glisser insensiblement de la cocasserie de la maladie imaginaire à la violence tragique de la mort, passer de la note légère à l’accent grave sans jamais rien qui pèse ou qui pose. Emmanuel Venet est plus prolixe sur sa trajectoire de pianiste amateur que sur ses progrès dans l’art de soigner. Il s’autodiagnostique une névrose pianistique somme toute peu guérissable. Ses combats avec la « bête noire » qu’est le piano l’ont fait se prendre pour Glenn Gould, Schumann, un torero de salon, un incapable, un quêteur d’âme. Sa vie pianistique a bien rempli sa fonction de névrose, enrichissant sa palette d’identifications, l’aidant à douter, à sublimer, à rabâcher, à créer. Venet exerce auprès des malades mentaux, ceux qui entendent des voix, reçoivent des ondes, délirent vastement. Entre la folie extraordinaire et ses aberrations et la petite folie douceâtre de la maladie futile et ordinaire, le piano d’Emmanuel Venet descend et monte sans se fixer sur un registre et nous faisant entendre la gamme médusante de leurs sonorités souvent concertantes. C’est de l’art de funambule, c’est du grand art.