Livres hebdo, 24 février 2006, par Alexandre Fillon

L’Insoumis

Poète égaré devenu psychiatre, Gaston Ferdière croisa la route d’Antonin Artaud. Emmanuel Venet en donne aujourd’hui un portrait inspiré.

Psychiatre natif de Lyon où il réside, Emmanuel Venet est un écrivain trop rare. Après son Portrait de fleuve paru en 1991 dans la collection « Le chemin » de Georges Lambrichs, il fallut attendre jusqu’à l’année dernière pour le voir ressurgir chez Verdier, avec un étonnant Précis de médecine imaginaire largement salué par la presse, de Jean-Baptiste Harang dans Libération à Gérard Guégan dans Sud-Ouest.

Venet poursuit aujourd’hui sur sa lancée avec un mince et passionnant volume consacré à Gaston Ferdière, qui reçut et soigna Antonin Artaud à l’hôpital de Rodez entre 1943 et 1946. Petit-fils d’un fabricant de billards à Saint-Étienne, poète égaré en médecine, Ferdière chercha un second souffle dans la psychiatrie. Insoumis, il choisit de soigner des malades plutôt que des maladies, privilégiant « l’écoute à l’examen », préférant « le langage de l’âme à celui des organes ».

D’abord en poste à Villejuif, où il rencontre « le verbe déstructuré, grandiose et hermétique des fous », Ferdière s’imprègne de la « poésie naturelle de l’asile, des nuits insomnieuses et puantes, des salles communes et des galeries où l’humanité fait naufrage ». En 1935, il passe une nuit de juin à discuter sur une terrasse avec un René Crevel qui lui confie son désespoir. Le lendemain, Crevel se suicide, « et Ferdière retombe dans son ornière, assommé par cette gifle qui en préfigure d’autres ».

Croisant Desnos ou Michaux, publiant des vers antifranquistes, « l’interne bretonisant » passe par le dispensaire de Clichy, l’asile agricole de Chezal-Benoît, Indre-et-Loire. Il tâte de la lobotomie, organise un hôpital de fortune pour les blessés de l’exode, dénonce le scandale des restrictions alimentaires dans les hôpitaux psychiatriques. À trente-quatre ans, ce « vibrion » atterrit à Rodez, dans un asile public promis à la fermeture.

Le 11 février 1943, y arrive Antonin Artaud sur lequel Ferdière met en pratique une méthode inventée en 1938 par l’Italien Cerletti celle des électrochocs. Artaud se remet à sa table de travail, traduit Lewis Carroll, reprend du poids. Le psychiatre le laisse flâner dans la ville, dîne avec lui, ruse pour le ravitailler en cigarettes et en cahiers…

Emmanuel Venet a affûté son crayon. Il brosse parfaitement le portrait incarné et troublant d’un homme, mort sans laisse d’œuvre, qui plia devant le poids de la littérature.