Tageblatt, septembre 2013, par Laurent Bonzon
D’un absolu à l’autre
Benny Lévy : de Moïse à Moïse, en passant par Mao !
Dix ans après la mort de Benny Lévy, le 15 octobre 2003 à Jérusalem, sa femme, Léo Lévy, publie chez Verdier À la vie, un récit instructif et émouvant qui retrace le parcours personnel, politique et philosophique de l’agitateur maoïste des années 60, dirigeant de la Gauche prolétarienne et secrétaire de Sartre, revenu par la suite à Moïse et aux enseignements de la Cabale.
Il y a quelque chose de vertigineux à lire les mots de Benny Lévy pour définir l’objectif de l’Institut d’études lévinassiennes, qu’il contribua à fonder en 2000 à Jérusalem, avec Alain Finkielkraut et Bernard-Henri Lévy : « Que ce soit un institut de guerim tochavim, un. Institut d’étrangéisation du sekhel, de l’intellect ! Qu’est-ce que cela veut dire, « étrangéisation de l’intellect », aujourd’hui ? Cela veut dire : lutte impitoyable contre la doxa, contre l’opinion. Il y a une dictature généralisée de l’opinion, en particulier sous la forme d’une vision politique du monde ; il faut et il suffit d’être étranger à cela pour appartenir à l’esprit même de l’Institut d’études lévinassiennes ! C’est tout ! »
Quelques années avant sa mort précoce (il est né en 1945 en Égypte), celui qui, après une vie d’apatride, avait enfin trouvé un lieu où se tenir, en terre d’Israël, décrétait à nouveau dans cet acte de foi, devenu acte de connaissance, l’exacte négation de ce qu’il avait été dans le combat militant, aveugle et sectaire, durant plus de la moitié de sa vie. Un homme « faux », c’est ainsi que Benny Lévy se voyait donc en Pierre Victor, comme ses camarades de lutte l’avaient baptisé au temps de la Gauche prolétarienne, groupuscule maoïste, chantre de la Révolution culturelle chinoise, composé de rescapés de I’UJCML, Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, balayée par l’échec de la vision du Grand Soir et de mai 68.
Sous le discours, le néant !
La grande heure de cette révolte, qui semble aujourd’hui malheureuse et dérisoire, est sans doute l’occupation de l’usine Renault de Flins, en 1969 – « Étudiants, ouvriers, solidarité ! ». Soldats obéissants de la cause chinoise, dont la Révolution culturelle ferait des millions de victimes, chacun porte alors fièrement l’uniforme rafistolé d’un nouveau messianisme sécularisé. C’est une époque où, comme le dit avec douceur Léo Lévy, retraçant avec patience un voyage ubuesque de représentants de la GP dans un camp de réfugiés palestiniens en Jordanie, la vie toute entière est « recouverte par le discours de l’idéologie ».
La vie, c’est-à-dire la conscience, les sentiments, la mémoire. Pierre Victor a notamment oublié sa judéité, ou plutôt celle-ci n’a plus aucun sens dans le combat. pour l’absolu révolutionnaire universel qu’il mène une fois entré à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. Avec quelques autres, bien plus tard devenus penseurs, ministres ou patrons d’industrie, il suit l’enseignement de Louis Althusser, qui entreprend de relire Marx pour en faire un moyen de la pratique révolutionnaire, met en fiches les 36 volumes des œuvres complètes de Lénine, travaille d’arrache-pied à la construction d’un socle théorique pour la révolution, qu’il n’est pas le seul à voir poindre dans une France confite dans le gaullisme, dont certains savent qu’elle s’ennuie.
Fascination pour la radicalité, besoin du groupe et de l’amitié comme « refuge », détestation de l’injustice, quête éperdue (et déjà métaphysique) du vrai et de la morale, amour de la fraternité, le communisme comme « la clé du monde »… En fait, avertit Léo Lévy au début de son récit, « la souffrance juive, « la plus bouleversante de toutes les souffrances » (Jean-Paul Sartre), sera pour Benny le point de butée de toutes les utopies, le grain de sable qui, au bout du compte, fera s’effondrer les théories les mieux agencées. »
Le passé et l’avenir d’une illusion
Celle du marxisme-léninisme, en termes de doxa, d’enfermement et de rhétorique absente du monde, est, il est vrai, particulièrement bien placée. Pas étonnant donc que, trente années ou presque après la dissolution de la Gauche prolétarienne et les premières tentatives de vie en communauté, afin de conjurer la triste fin d’une illusion et la fervente croyance en la politique comme un absolu, Benny Lévy tienne à ce point à « étrangéiser l’intellect » dans le lieu d’étude où il pourra poursuivre en paix son enseignement autour de Lévinas, tout autant que son apprentissage des textes et des commentaires du Talmud.
Car Benny Lévy, au milieu des années 70, est redevenu Benny Lévy. Grâce à Jean-Paul Sartre, qui écrit au Président Giscard d’Estaing pour demander qu’on lui accorde la nationalité française (Pompidou avait, en son temps, refusé la demande faite par le directeur de l’École Normale Supérieure…). C’est donc chose faite en janvier 1975. Une grande joie que lui a faite l’écrivain qui lui avait déjà permis, « jeune adolescent, d’habiter la langue française ».
Secrétaire particulier de Sartre jusqu’à sa mort, accusé de « détournement de vieillard » par la virile garde sartrienne et par l’impératrice Simone (de Beauvoir), voué aux gémonies par une bonne part de ses anciens « camarades » de combat, qui ne comprennent pas son évolution vers la pensée et l’« expérience » juives (« Le choc décisif, c’est la lecture des textes de Lévinas… »), Benny Lévy poursuit à travers l’étude son cheminement d’un absolu à l’autre. « À ce moment-là, il se reconnaît dans l’accordement entre philosophie et Torah voulu par Lévinas. “Peut-être que cette illusion m’était alors nécessaire”, dira plus tard Benny ».
Sartre, aller et retour
L’illusion aux multiples visages et le visage qui, pourtant, se tient quelque part, derrière elle, reste sans doute une figure marquante de la trajectoire de Benny Lévy. En lisant aujourd’hui le livre de sa femme, Léo Lévy, plein d’une tendresse subjective mais aussi plein de finesse, on demeure saisi de la manière radicale (toujours radicale…) dont le brillant penseur qu’il était, parfait connaisseur de Platon, a fait sien ce nouvel horizon de pensée, dégagé de toute politique, et porteur d’un espoir nouveau (toujours métaphysique…) de rédemption existentielle.
Cette sorte de foi est belle car elle dépasse les confessions. C’est en elle, dans son énergie éthique, dans ce foyer réintégré, que se retrouve « l’être diasporique », ainsi que Sartre, dans L’Être et le Néant, caractérisait l’être dans sa conscience. Benny Lévy prétendait que c’était Sartre qui l’avait conduit vers ces interrogations, et non pas le contraire, comme l’ont affirmé les défenseurs de la dernière icône de l’homme libre du XXe siècle.
Peu importe, a-t-on envie de dire aujourd’hui, il faut bien faire quelque chose du feu qui nous dévore… Par son parcours à la fois ambigu et lumineux, par son amour de l’étude et de l’esprit, Benny Lévy marque un temps d’engagement et d’espoir, d’aller et de retour en quête de vérité, qui s’est perdu. Un temps de recherche aussi, et d’exigence.
À l’époque du gauchisme, rappelait Benny Lévy, « quand an disait théorie, on disait LA THÉORIE, au sens de : “La théorie de Marx est toute-puissante parce qu’elle est vraie” (Lénine). » « Citation épouvantable », précisait-il avec son regard distancié. Il faut lui souhaiter que ce volte-face philosophique, cette mutation existentielle, le tout longuement mûri et patiemment médité, aura été plus vrai encore que cette Théorie-là. Ou beaucoup moins.
Verdier, éditeur « historique »
À la vie, le livre-souvenir composé par Léo Lévy, est aussi en quelque sorte un hommage à Verdier, lieu de liberté et de rencontre situé dans les Corbières et découvert en 1974, lieu de repos et de ressourcement après les années de militantisme et, le plus souvent, de clandestinité. Retrouvailles d’été, création des cercles socratiques puis, plus tard, du Banquet du livre, découverte de l’hébreu, premiers cheminements vers la sagesse juive à travers le maquis des discussions politiques toujours dense, Verdier donnera aussi naissance à une maison d’édition, toujours d’engagement et de fidélité. Gérard Bobillier, son fondateur avec Benny Lévy et quelques autres, est mort en 2009. L’année où Verdier avait 30 ans.