Tribune de Lyon, 26 septembre 2013, par Luc Hernandez

Écrire, dit-il

Ne lui parlez plus de son travail de psychiatre au Vinatier. Emmanuel Venet vient de publier son premier roman, Rien, aux éditions Verdier, Et c’est déjà un grand romancier.

À la folie

Psychiatre au Vinatier, Emmanuel Venet avait déjà publié trois livres autour de la folie, cette marginalité qui touche tout le monde. Du premier, Portrait de fleuve, édité en 1991 chez Gallimard, il garde un souvenir « mystérieux », ne voulant surtout pas le relire, même s’il ne le renie pas. Pendant 20 ans, il n’arrêtera pas d’écrire, mais essuiera de la part de son premier éditeur une collection de lettres de refus qu’il accepte avec philosophie. « J’ai beaucoup patiné, ça sert toujours, explique-t-il aujourd’hui. C’étaient sans doute des livres trop écrits et pas assez construits. » Il patientera 15 ans avant de trouver son nouvel éditeur, Verdier. Après un Précis de médecine imaginaire hilarant qui lui vaudra le prix Rhône-Alpes du livre quand il existait encore, il publie un récit lapidaire, Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud en 2006. La reconnaissance est enfin là.

Pas du tout

La médecine le poursuit partout, ce qui est assez normal pour un psychiatre en charge de personnes à la pathologie lourde le plus souvent. Mais aujourd’hui il voudrait enfin être lu à la seule aune de son écriture, avec son premier livre purement fictionnel, gonflé jusque dans le titre : Rien. « C’est un livre qui me tient particulièrement à cœur. Je l’ai réécrit trois fois en entier, et plus de 30 fois le début avant de trouver la forme qui me semblait aboutie, pour ne pas faire un banal roman d’amour. Une forme lointainement inspirée du roman Oui de Thomas Bernhard, se terminant lui aussi par son titre après une narration d’une seule coulée. Mais la comparaison s’arrête là. Autant Oui est le roman nerveux d’un grand dépressif, autant Rien est un petit bijou d’humour revenu de tout, effleurant la gravité avec une « désespérante allégresse ».

Passionnément

Après ce premier roman, le voilà en route pour un second. Rien lui a permis d’effectuer une sorte de mutation romanesque. Il espère qu’il lui permettra d’être enfin perçu comme un écrivain à part entière, même s’il a bien conscience qu’il est « beaucoup trop court pour avoir un prix ». Et pourtant les prix sont souvent attribués à des livres dont la longueur le dispute à l’ennui. Aujourd’hui, après avoir travaillé quatre ans à élaguer son petit Rien, il a l’impression d’écrire son nouveau livre plus facilement. « À chaque fois que j’ai eu l’impression de facilité j’ai fini par mettre beaucoup de temps à terminer les choses, donc je m’en méfie terriblement ! », s’amuse-t-il. Écrire, c’est comme aimer pour de bon, c’est toujours difficile. C’est précisément le sujet de son premier roman… en attendant le second.

Rien, c’est déjà beaucoup

« À quoi tu penses ? », lui demande-t-elle sur le lit du Negresco où le narrateur et Agnès viennent célébrer leurs 20 ans de mariage, pour voir ce qu’il en reste. « À rien », répondra-t-il 120 pages plus tard le temps d’un dégagement splendide, écrit d’une seule coulée. Évidemment, c’est un mensonge. Perdu dans ses pensées à défaut d’être encore très épris de sa femme, il va penser à beaucoup de choses, à commencer par un certain Jean-Germain Gaucher, pianiste poivrot et compositeur de seconde zone de la Belle-Époque, auteur d’opérettes mémorable comme la Traviatscha, qui avait terminé ses jours dans le même hôtel. Écartelé entre la création musicale, son goût pour les femmes et son penchant pour l’alcool, Gaucher aura réussi tous ses échecs : manquer d’abnégation aussi bien pour écrire une grande œuvre que construire une vie amoureuse digne de ce nom.

Ce n’est pas pour rien qu’Emmanuel Venet a situé ce double fictif au temps d’un certain Marcel Proust. Comme lui, il a un art consommé de la formulation, un esprit de digression, et cette façon de glisser toujours des pointes d’allégresse et d’humour au cœur de la gravité des événements. Mais cette parenthèse enchantée dans les rêves inassouvis d’un homme à la croisée des chemins est aussi un manifeste littéraire. Une façon de tourner le dos aux logorrhées narcissiques habituelles des romans d’amour pour réhabiliter la puissance du style et le plaisir d’inventer, en plus d’une réflexion universelle sur l’inaccomplissement de nos vies. Rien est le plus beau roman qu’on ait lu en cette rentrée littéraire.