Banquet du Livre, Lagrasse, août 2011, intervention de Christian Garcin
Un nuage d’étourneaux dans une architecture de verre
En ce qui me concerne, il ne me semble pas que l’écriture de ce que j’appelle mon premier roman, Sortilège (qui n’a pourtant pas bénéficié de l’appellation « roman » et qui ne fut ni mon premier livre, ni mon premier roman publié) ait été le fruit d’une décision. « Il est toujours nécessaire de rappeler à un romancier, écrivait Maurice Blanchot, que ce n’est pas lui qui écrit son œuvre, mais qu’elle s’écrit à travers lui, et que, si lucide qu’il désire être, il est livré à une expérience qui le dépasse. » Borges quant à lui disait à propos de ses contes : ça « survient ». C’est donc survenu, et cela a pris la forme d’un texte plus long que ceux que j’avais écrits jusqu’alors. C’est tout. Qu’est-ce que ce « ça » qui survient et s’installe ? Qu’est-ce qui fait qu’une voix soudain se fraie un chemin plus profond, plus long, plus complexe – plus problématique, il faut bien le dire –, au travers d’un corps ? Je n’en sais rien. Mais j’en sais une sensation : lorsque je me suis attelé à l’écriture de ce qui a donc véritablement été mon premier roman, j’ai eu le sentiment presque physique d’un départ. Peut-être parce qu’il s’agissait en effet d’un vrai départ dans ce qu’on pourrait appeler la fiction « longue ». Je n’avais écrit jusqu’alors que des récits très brefs, dont l’élaboration m’occupait pendant assez peu de temps. C’était la première fois qu’un texte me « travaillait » ainsi. Le sentiment qui prévalait était assez nettement le suivant : la lente exploration d’un paysage à la fois inconnu et intime par une langue qui creusait en moi. Initiation, je ne sais pas. Étape, certainement. Quelque chose de géographique et lent. De cartographique, presque. Je pourrais dire la même chose pour le deuxième roman, Le Vol du pigeon voyageur, qui a été le premier publié, et pour le troisième, Du bruit dans les arbres. Il n’y a qu’avec les romans qui ont suivi que je savais dès le départ que je m’attelais à la rédaction d’un objet littéraire dont la structure, plus complexe, nécessitait une réflexion préalable sur la forme.
Et puisque j’en suis à la forme, permettez-moi de me risquer à indiquer très brièvement quelques-uns des aspects de ce que je n’oserais appeler mon « art du roman », mais tout au moins l’« esthétique » qui, partiellement ou en totalité, me guide lorsque je suis attelé à l’écriture romanesque. Esthétique que je pourrais décliner en quatre points, qui, je le précise, sont autant de vœux pieux – ou d’horizons à atteindre, disons :
– la pluralité tout d’abord, celle des mondes et des points de vue : soit, au choix ou simultanément, plusieurs narrateurs, ou plusieurs focalisations à travers un narrateur extérieur – qu’il n’y ait, dans la mesure du possible, pas un seul narrateur qui impose sa vision.
– ensuite la dualité oxymorique ombre/clarté, c’est-à-dire le fait de suggérer, toujours si possible, la part d’ombre ou de mystère (de l’intrigue, des personnages, du narrateur, de l’écriture elle-même) à travers la clarté du style, comme une eau calme révélerait par transparence ses fonds troubles, et non l’inverse – espérant ainsi me conformer à cette phrase de l’écrivain polonais Adam Zagajewski : « Les bons écrivains enveloppent l’inconnu dans le connu ; les mauvais mettent l’inconnu sur le dessus »
– ensuite le motif dans la tapisserie, c’est-à-dire l’éventuelle insertion de récits comme autant de mises en abyme, contrepoints ou illustrations de la narration principale.
– enfin la superstructure en archipel, c’est-à-dire le souci que chacun de mes romans soit relié souterrainement aux autres par un jeu d’échos et symétries, la récurrence des personnages, des situations, les parallèles et rappels – comme les ruelles d’une ville haute, que l’on voit, sont reliées aux souterrains de la ville basse, que l’on ne voit pas.
Tout ceci en demeurant attaché, autant que faire se peut, aussi bien à la forme globale qu’à l’intensité de chaque mot, de chaque phrase – et, pour reprendre quelques termes d’une énumération de Kundera dans Le Rideau, en demeurant imperméable « à toute séduction lyrique » et allergique « à toute ornementalisation de la prose ».
Je précise que tout ceci, bien entendu, ne vaut que pour moi, et n’est en aucun cas une théorie, ni une tentative de définition. Ou alors il s’agit d’une théorie établie pour moi seul. Je ne respecte pas toujours chacun de ces points. Mais ils font tous partie de l’équipement mental qui chez moi préside à l’écriture. Je pourrais d’ailleurs, en effet de miroir, citer Olivier Rolin citant lui-même Paul Valéry : « Dans les arts les théories […] n’ont point de valeur universelle. Ce sont des théories pour un. Utiles à un. Faites à lui, et pour lui, et par lui. »
Tout cela, que je ne prétends pas réussir pour chaque roman, ni même intégralement à l’intérieur d’un seul, mais qui demeure l’« indépassable horizon esthétique » de chacun, pourrait se condenser en une sorte de manifeste du mouvement, du fluctuant, de la fluidité, de la verticalité, à l’intérieur d’une architecture rigoureuse mais discrète, sur quoi la lecture ne viendrait pas buter. L’image qui me vient à l’esprit, lorsque je pense à cela, est celle d’un nuage d’étourneaux dans une architecture de verre. Ce qui, pour une définition à caractère esthétique, est sans doute un peu vaporeuse et discutable, j’en conviens. Et je ferme là la parenthèse.