Europe, septembre 1980, par Pierre Gamarra
La littérature de la vie
La figure de Joë Bousquet – et je mets dans ce mot de figure un visage d’homme et un visage d’écrivain, inséparables – n’a cessé depuis trente ans d’affirmer sa présence parmi nous, c’est-à-dire dans un public de plus en plus nombreux. « Il est en mouvement de perpétuelle découverte », dit très justement Maurice Nadeau dans sa préface de Papillon de neige, journal 1939-1942. Une œuvre fertile est bien celle qui propose aux générations successives des lectures et des enseignements ressentis comme valables, ou, pour employer un mot peu harmonieux mais à la mode : des communications.
L’un des plus beaux textes de ce volume, le Message à la jeunesse, précise cela admirablement :
« Je le répéterai toujours : la pensée qui ne s’accomplit pas dans une présence est un leurre. Pensez-vous dans un autre ou défiez-vous de vos pensées. Je tiens pour traître à sa naissance quiconque passe un moment de sa vie poétique sans croire à quelqu’un ou à quelque chose. »
Comment dire avec plus de clarté, de concision, de force la qualité fondamentale de la pensée humaine et l’altruisme essentiel de l’art, sa liberté aussi :
« Vous n’appartenez pas à un lieu : il n’existe de lieu que pour les esclaves,
Vous n’êtes pas de cette terre languedocienne ; mais le don de cette terre à la patrie humaine. »
En quelques mots simples, voici l’affirmation vigoureuse d’un humanisme vaste et d’un enracinement précis. Il n’y a aucune contradiction à choisir ainsi doublement son destin. Et Joë Bousquet n’affirme-t-il pas un peu plus loin cette vérité, aujourd’hui mieux connue, des cultures qui s’enrichissent de leurs différences ? « Nous ne sommes pas double, nous sommes deux fois ce qui nous entoure, nous sommes deux fois celui que nous sommes. »
Les dictionnaires ont bien tort qui définissent l’écrivain immobilisé par une blessure de guerre, dans les pénombres de la chambre carcassonnaise, comme un poète et un penseur épris d’ombre et de silence. Au-delà de la douleur des blessures et de la réclusion obligée, au-delà du pauvre corps étendu, il faut voir tout ce qu’il y a de vie, pas seulement de vie espérée ou rêvée mais de vie éprouvée dans une plénitude, ressentie dans une fécondité. C’est d’un bateau faisant route, c’est d’un arbre fructifiant que nous parle ce poète immobile dans la puissance de son art.
« Le silence grouille d’élytres […] Pressons le pas, la montagne est violette. La nuit met ses échasses pour nous saisir en chemin. Attendre un bateau dans un port qu’on détruit. Le ciel a moins d’yeux bleus que l’arbre n’a d’étoiles. »
Dans un chapitre intitulé « Le penseur subjectif » et consacré à une réflexion assez théorique, le bref passage que je cite vient brusquement interrompre le trop abstrait, peut-être, cheminement de la pensée pour l’éclairer, le vivifier par les images simples mais puissantes, par le frisson et l’éloquence de la poésie.
On saisit ici, mais on le retrouvera tout au long de ce livre, l’art si remarquable de Joë Bousquet. Dire le plus avec le moins, c’est l’une des définitions possibles de la poésie. Valéry conseillait : « de deux mots, choisis le moindre ». Il ne s’agit pas seulement d’économie mais de ce jeu supérieur qui consiste à nourrir les mots les plus courants, les plus pratiqués, les plus usés même, de la plus grande signification, de la plus vive conscience, du plus sensible souci de toucher l’autre, l’interlocuteur, l’ami ou le passant D’où cette confidence : « Nul n’entre dans ma chambre sans qu’un rayon de ma vie intérieure ne s’avance au-devant de lui. J’ai arraché ma conscience à la tyrannie du cadran. »
En vérité, nul n’est plus mobile que cet immobile qui nous exhorte « à presser le pas » pour découvrir « la montagne violette, » c’est-à-dire quelque garrigue odorante, quelque Carlitte dressé dans les pénombres du crépuscule. La nuit ne nous saisira que pour nous conduire au jour, à un autre paysage « grouillant d’élytres ».
Il y a dans ces pages une réflexion philosophique, une réflexion sociale et une réflexion littéraire, cette dernière toujours sensible – et pour ainsi dire impérieuse – derrière les précédentes. C’est qu’« on ne peut plus parler des lettres sans parler de la vie. » Le poète n’est jamais un parleur ou un bavard, alignant des schémas mais un homme cherchant à assumer une plénitude de conscience et de vie. D’où la dignité de son attitude devant Dieu ou devant l’intransigeance, l’intolérance, l’inquisition religieuse ou poétique. C’est peut-être la pointe unique de cette pensée que cette formule de mise en garde : « La pensée n’est pas la pensée si elle nous ferme le cœur. »
Rien de plus éclairant et, finalement, optimiste, serein, que ces pages des années sombres, rien de plus actuel aussi que ce bref volume. Combien de discoureurs prétentieux ont disparu depuis quarante ans ! Les fragiles feuillets de Joë Bousquet nous restent dans leur discrétion savante et puissante, dans leur lumière, dans leur morale vraiment fraternelle.
« Il ne s’agit pas d’agrandir l’âme de l’homme mais de la rendre plus présente, elle que son immensité désespère. Car elle est solitude et ignorance de l’amour et tend à se connaître dans les lieux où la solitude est amour et enveloppée de nulle part, d’inaccessible. La poésie est faite pour apprendre aux hommes ce qu’ils sont sans le savoir. »