La Nouvelle Quinzaine littéraire, 1er février 2014, par Norbert Czarny
Dans les marges du monde
Se rendant en Sibérie, et notamment à Krasnoïarsk, Christian Garcin note incidemment qu’il n’a jamais lu Michel Strogoff, l’un des plus beaux romans d’aventures de Jules Verne, épopée poétique aussi. Mais il connaît assez le romancier pour proposer une superbe liste des peuples qui, à l’instar des Oroks, des Tazs ou des Komis, vivent dans ces lointains qui font rêver.
Le fleuve Ienisseï, que nous découvrions en même temps que l’Ob, la Lena et l’Amour, dans nos cours de géographie, autrefois, est celui que l’écrivain descend ou monte, vers Norilsk. Quiconque a lu, outre Jules Verne, les témoins du Goulag, sait quelle résonance a ce nom dans l’extrême Nord de la Russie. Mais partons du début et de la longue phrase qui ouvre ce récit. Elle évoque un jour de juillet 2012 et une manifestation hostile aux Pussy Riot, initiée par l’Église orthodoxe. Le ton est donné : la Russie d’aujourd’hui est, comme on le dit de ce côté-ci de l’Oural, en colère ; on pourrait écrire « colères » tant elles sont nombreuses et diverses. À cette longue phrase fait écho dans une deuxième partie du livre une autre phrase décrivant un bâtiment curieux de Minsk : un voyage en Biélorussie, après la Sibérie, donne une idée des goûts de Christian Garcin, et ils sont très différents de ceux du guide Lonely Planet. Il ne cherche pas la beauté ou le charme touristique, s’attribue un « naturel contrariant ». On ne saurait lui donner tort, à le lire.
Ces deux récits sont à la fois des reportages, avec ce qu’il y a de factuel, d’objectif dans ce mot, et des expériences poétiques. Garcin prend son temps et tout l’y incite : le bateau qui descend l’Ienisseï, le plaisir des conversations, la contemplation de paysages majestueux et souvent dévastés. Norilsk est une des dix villes les plus polluées du monde. Les habitants subissent la présence des mines de nickel, de cobalt et de palladium, et l’espérance de vie en est affectée. Or, avant d’arriver à Norilsk, on traverse des paysages grandioses, « une nature sauvage, violente, primordiale, étourdissante de vastitude et de beauté ». Les contrastes sont permanents, entre splendeur et laideur. Dans une très belle page, Garcin décrit un « paysage perdu dans une épaisse brume tarkovskienne que ne fendaient que de rares chats, vaches ou side-cars dans un silence ouaté, à peine troublé par quelques aboiements, inexplicablement toujours lointains ». La Sibérie est déserte, la Russie le devient. C’est une société dont la foi – le communisme – s’est effondrée, et avec elle tout ce qui structurait, donnait l’élan. On s’étonne ici qu’un Poutine puisse gouverner mais, comme l’explique l’un des interlocuteurs du voyageur, « il correspond plus ou moins à l’état d’esprit des gens dans le pays ». Un pays ravagé où l’espérance de vie recule, qui se dépeuple, pourrait ne plus compter que soixante-dix millions d’habitants en 2050 ; où 40 % des hôpitaux n’ont pas l’eau chaude, où 27 000 personnes meurent chaque année d’avoir ingurgité de l’alcool frelaté. Le pays est plus inégalitaire que tous les autres mais la société russe est définie comme une « société sans citoyens » et il y règne une forme d’indifférence à l’égard des injustices sociales. Certes, le jugement est émis à l’est de l’Oural, et Moscou ou Saint-Pétersbourg ressentent différemment les choses.
« En Russie, on ne discerne jamais trop ce qu’on vous cache de ce qu’on ignore sincèrement », écrit le voyageur. Le propos vaut encore plus pour la Biélorussie, pays des marges de l’Europe (ou de la Russie ?) que l’auteur découvre à la même époque. Les clichés abondent sur cet État dirigé par un dictateur ou peu s’en faut. Les mots « Tchernobyl », « KGB », « Césium 137 » ou « sinistre » lui sont associés. Garcin passe donc outre et observe, écoute, marche dans la ville. Il prend des photos du palais présidentiel ; c’est interdit, mais le garde qui lui demande d’effacer la photo le fait avec humour et bonhomie. Plus tard, il s’aperçoit que des micros sont cachés dans sa chambre d’hôtel. On sait ruser, face à ce genre de choses. Le pays est moins déplaisant qu’il n’y paraît et il semble qu’on y vive beaucoup moins mal qu’à l’Est. Il existe bien sûr une opposition tournée vers l’Europe mais, à entendre les témoignages, la majorité préfère le régime actuel. Le mâle biélorusse – comme son homologue russe – est souvent « passablement macho, homophobe et raciste », écrit Garcin. Et il n’est qu’à entendre les propos sur la décadence de l’Occident, sur l’invasion gay et autres joyeusetés pour comprendre où l’on est. Cela ne rend pas optimiste… On a glosé sur la fin de l’Histoire, en un temps presque utopique et, qui sait, idyllique. Ce n’est pas le cas en Russie ou en Biélorussie.
La fin de la géographie arrive peut-être, décrite par Paul Virilio que cite Garcin. On peut aller très vite d’un espace à l’autre et avoir ainsi le sentiment que tout est exploré. Le charme de ce Ienisseï,livre qu’on emporterait volontiers dans ces lointains, est de montrer que la lenteur est une grâce.