Le Magazine littéraire, septembre 1980, par Hubert Juin
Le journalier de Bousquet
Nous n’en aurons jamais fini de parler de Joë Bousquet ! Nous n’en viendrons jamais à bout, – et c’est tant mieux ! Cet homme-là (qui fut l’écrivain le plus déterminé, celui qui connut au plus proche la solitude des mots) persiste à nous questionner. C’est-à-dire : à prétendre que nos réponses sont l’espace même de la Question. Ici, dans cet ouvrage miraculeusement retrouvé, Papillon de neige, Joë Bousquet, selon sa coutume, dresse cadastre de son aventure langagière. Il faut en effet se souvenir que Bousquet, privé de son corps, le libérait dans une écriture qui le devançait. Telle démarche nous a ouvert la voie. J’entends que c’est grâce à Bousquet que nous avons appris que les mots n’étaient pas des choses, – mais que nous étions des êtres de mots. À la limite : que l’« être » était muet !
Ce cahier – inédit jusqu’à présent – rameute des éclairs. Ces fragments datent de 1939 à 1942 : c’est un échelonnement grave : les années terribles, les années sordides, les années noires s’y trouvent condensées. Mais Bousquet néglige les allures provocantes du réel : il va plus loin, plus profond. Dès lors : il est plus exigeant, et plus vrai. Il parle de la femme, comme personne depuis lui : « C’est par les femmes que la poésie que j’ai toujours poursuivie doit venir à moi. » Et les verbes suivent, créant le Verbe, et « démasquant », le Monde en le faisant…
Bien sûr, Papillon de neige représente, parmi d’autres, un cahier du journalier de Joë Bousquet à cette épreuve. Ce qui est important (outre la fascinante beauté du texte), c’est de bien voir que ce cahier (entre tous) est dédié, offert au peintre Hans Bellmer. Bellmer ? Un réfugié allemand (voir les dates). Bellmer ? Un graphiste insolite, un homme de la remise en question : celui de la poupée, et des grandes retrouvailles avec l’Allemagne des Dürer et des Cranach. Bellmer enfin ? Un marginal du verbe et du dessin, un isolé, un poète majeur. C’est lui qu’en 1946 Bousquet élit comme « exécuteur » testamentaire. C’est à lui qu’il remet ce présent journal. Il sait ce qu’il fait. Autrement dit : il accomplit ce qu’il devine. Et je suis persuadé que le texte « fabuleux » qu’il consacra à Hans Bellmer dans les années 50 pour une exposition à la Galerie du Luxembourg, trouve ici raisons et racines.
Mais il faut dépasser le dédicataire et les anecdotes ! Maurice Nadeau, dans la judicieuse préface qu’il a rédigée pour cet inédit, exprime le vrai : que Joë Bousquet nous est leçon…
Et le cahier, Papillon de neige, commence ainsi : « Le vent d’un coup a changé. Il passe sur notre terre avec une force soutenue, comme s’il voulait obliger la nuit à durer toujours. » La surprenante « beauté » de ces paroles inscrites prouve que la beauté est un devoir : elle incarne l’être.