Le Matricule des anges, mars 2009, par Thierry Guichard

Rêver peut-être

Suivons Christian Garcin sur La Piste mongole. Au seuil des yourtes, l’Occidental abandonne toute certitude et laisse la fiction le transporter.

La narration du nouveau roman de Christian Garcin se déploie comme un labyrinthe à trois dimensions. Polyphonique, elle accompagne la quête de Rosario Traunberg à travers l’immense territoire mongol. L’homme est parti à la recherche d’Eugenio Tramonti, le héros du Vol du pigeon voyageur et de La Jubilation des hasards, précédents romans de l’auteur. Ce trajet, horizontal, se double donc de voyages étranges qui transportent bon nombre de personnages de La Piste mongole de notre monde vers celui des morts, des esprits, des forces mystérieuses. Ces voyages chamaniques, à l’intérieur desquels plusieurs voix viennent tisser un réseau souterrain d’histoires, trouvent leur écho dans les rêves qu’un jeune Chinois parvient plus ou moins à diriger. Ces rêves, à leur tour, se prolongent dans les fictions prémonitoires que ce Chinois écrit comme il peut dans le 4×4, où en compagnie de Traunberg et de deux Mongols, il est bringuebalé à la recherche d’un mort et d’un survivant… Au final, l’ensemble créera une nouvelle forme de personnage dans le roman français : le héros démiurge, absent et objet d’une quête, qui n’est peut-être lui-même que le fruit de son imagination… Étourdissant, non ?

« Nous étions debout à l’entrée de la yourte, silencieux, à regarder la jeune femme environnée de fumée qui parlait vite, les yeux fermés, d’une voix monocorde, tandis que la vieille au long nez, assise face à elle et penchée en avant, l’écoutait avec attention, ne l’interrompant qu’à une ou deux reprises, et à tout cela je n’entendais évidemment rien. » Attrapé dès la première phrase du livre, le lecteur est amené à vivre, presque de façon hallucinatoire, le périple initiatique de Rosario le Français et de Chen Wanglin le Chinois. Propulsé illico au cour d’un monde où la rationalité serait le comble de l’exotisme, Rosario, comme nous, doit se défaire de ses certitudes, des valeurs du monde occidental, pour, tel un fétu, se laisser prendre dans les courants narratifs des chamans. Rosario, très vite, cesse de vouloir maîtriser ce qu’il vit.

Cet abandon à la fiction, Christian Garcin nous l’autorise par d’ingénieuses bornes qu’il sème au fil de la lecture : des détails du décor qui signalent qu’on est bien dans le même lieu page 125 que page 13, par exemple ; des procédés qui permettent de nommer le narrateur (changeant au cour d’une même scène) ; des répétitions onomastiques qui ancrent la mémoire comme le fait L’Iliade. Si l’on se perd, c’est donc sans perdre le fil de l’histoire à quoi d’ailleurs on n’a plus qu’à se raccrocher pour se laisser mener au terme du voyage. Ce n’est pas la moindre force de ce roman : nous rendre, dans sa lecture, le jouet même de ce qu’on lit… « Ici comme ailleurs, constate Rosario, la réalité n’est pas ce qui est (sait-on jamais ce qui est ?), mais ce que l’on croit qui est. »

Ce troisième volet des aventures d’Eugenio Tramonti est aussi l’entreprise la plus ambitieuse de Christian Garcin. On avait suivi Eugenio en Chine (Le Vol du pigeon voyageur, 2000) puis aux États-Unis (La Jubilation des hasards, 2005) où une médium, Shoshana Stevens, l’avait envoyé reconnaître à travers un nourrisson l’âme de son père. Comme un rhizome souterrain, les aventures d’Eugenio prenaient de l’ampleur, rejoignaient dans leurs thématiques des éléments obsessionnels trouvés ailleurs dans l’œuvre de l’écrivain (voir le dossier qu’on lui a consacré dans Le Matricule des anges n°60). La Piste mongole pousse cette croissance jusqu’à convoquer en elle des personnages venus d’autres œuvres, une Solange Brillat disparue dans deux livres d’Éric Faye, un Samuel Richard et un Khrili Gompo issus des univers romanesques de Thierry Hesse et Antoine Volodine… Le monde littéraire serait-il alors pour nous, ce que le monde des esprits est pour les chamans ?

Le livre s’ouvre donc par une séance de chamanisme à laquelle assiste Rosario et où une obèse jeune fille, Pagmajav, évoque Eugenio Tramonti et Evgueni Smolienko, le Russe qu’Eugenio avait rencontré dans La Jubilation des hasards et à la recherche duquel il s’est lancé en Mongolie avant de disparaître à son tour. Pagmajav, la chamane, vient de loin : des rives du Baïkal, le lac le plus profond du monde. Elle y a laissé l’un de ses neveux, enfant doué qui dialogue avec elle par la pensée et détourne les rêves de Chen pour l’amener, lui aussi, sur la piste mongole où il rencontrera Rosario. On croisera d’étranges êtres : un loup dont la voracité n’est qu’une porte pour passer d’un monde à l’autre, une adolescente qui sait voir l’invisible, un chien-renard qui parle à travers le corps d’un gamin muet. Tel Murakami qu’il apprécie, l’auteur marie parfaitement ces éléments irrationnels aux paysages traversés par nos héros. De la Mongolie où il s’est rendu quelques semaines, Christian Garcin a ramené un roman qui est plus qu’un livre : une sorte de labyrinthe métaphysique et enchanteur, un hymne à la fiction quand celle-ci parvient à nous libérer de nous-mêmes. Un délice.