Les Cahiers de l’actualité (blog), 20 janvier 2010, par Marie-Lucile Kubacki
Jeu de pistes du Baïkal au Gobi
Où Christian Garcin nous emmène en Mongolie sur les traces de son héros récurrent, Eugenio Tramonti, dans un voyage initiatique des plus troublants.
Christian Garcin aime les objets littéraires non identifiés, les labyrinthes de Borges, l’Asie, les terriers, les énigmes, les voyages, les films en noir en blanc, les hasards, les choses invisibles et les métamorphoses. La Piste mongole est tout cela à la fois.
À l’origine, une disparition. Celle d’Eugenio Tramonti, journaliste-écrivain, personnage et narrateur de deux précédents romans : Le Vol du pigeon voyageur et La Jubilation des hasards. Dans le troisième opus, Rosario Traunberg part en quête de son ami disparu quelque part en Mongolie, aidé par des compagnons de route attachants, imprévisibles et parfois inquiétants.
Il y a Pagmajav, la chamane obèse un peu simplette, toujours en route vers d’improbables ailleurs comme la cabane à pattes de poule de la sorcière Sügündü-jambes-d’os alias Baba Yaga alias Soshana Stevens – protagoniste de La Jubilation des hasards. Chen Wanglin, dit Chen-le-maigre ou encore Chen-face-de-rat, l’inénarrable adolescent capable de maîtriser ses rêves, des rêves où il fait l’amour à la grosse Pagmajav au bord du lac Baïkal. Sa sœur, la très belle et très froide Chen Xuechen, mathématicienne lectrice d’Emily Brontë. Shamlayan, garnement intrépide qui s’incruste volontiers dans les rêves de Pagmajav et de Chen-le-maigre. L’oncle Onsum, sodomite de yaks. Irina, petite-fille lunaire de Soshana Stevens, « jeune sibérienne au sourire triste » située au carrefour des mondes et du temps, supérieurement lucide. Dianda, divinité lacustre au corps de renard indomptable. Geirg, l’otaku à l’écart du monde qui parle comme un sage : « Rien n’est simple, Wanglin. La réalité est un amalgame d’expériences qui interagissent selon des lois souvent imprévisibles. On ne la décrypte qu’à peine, et toujours selon une grille de lecture extrêmement réduite. Ouvre tes yeux et ton esprit, comme lorsque tu rêves ».
Les personnages se croisent et se répondent, se moquent et s’étonnent dans une polyphonie narrative où les voix ont des accents cyniques, naïfs, impertinents, sibyllins, tendres, cassants ou directs. Le traitement du temps relève de la virtuosité : retours en arrière, flash-forwards, ellipses, relectures d’un même événement par différents narrateurs, renvois à d’autres œuvres jalonnent le texte comme autant d’indices semés par l’auteur.
Vers la fin du roman, La Remontée des fleuves, un livre, déposé par un personnage déjà présent dans La Jubilation des hasards (qui, à l’origine, devait s’intituler La Remontée des fleuves), est retrouvé dans une cabane invisible au commun des mortels. Dans les pages d’une histoire imaginée par Chen Wanglin, on croise Zu Wenguang, zorro chinois sauveur de jeunes femmes mariées contre leur gré et héros du prochain livre de Garcin, Zorro, sous-titré « Un récit policier de Chen Wanglin », à paraître chez Verdier.
Dans ce labyrinthe de références internes à l’œuvre passée, présente et à venir, le lecteur, pris de vertige, en arrive à se demander s’il n’est pas le personnage qui s’ignore d’une fiction à la Borges.
L’écrivain ne s’épargne pas. Il sourit de lui-même et de sa manie à mélanger les identités à travers Chen Wanglin, l’un de ses avatars : « Tu veux ma photo ? Vas-y, photographie-moi, mais je risque d’être flou. Car vois-tu, je suis multiple. […] – Oui, Chen Wanglin, je suis aussi toi, vois-tu, je connais même ton nom, et je sais qui tu es, puisque je suis qui tu voudras. Or ce que tu voudras c’est ce que je voudrai. Car tu croyais écrire mon histoire quand c’est moi qui écrivais la tienne, et celle de tous les autres, y compris la mienne. »
Mieux vaut prendre le temps de lire La Piste mongole. C’est un livre-renard qui ne s’apprivoise pas facilement. Un récit-odyssée qui nous ramène à des émotions complexes et cachées : angoisse de l’inquiétante étrangeté, ensevelissement dans l’écriture et jubilation.