L’Humanité, 22 février 2007, par Alain Nicolas

L’Homme fait son temps

« Un homme qui naît tombe dans un rêve comme un homme qui tombe à la mer », écrivait Christian Garcin, citant Conrad, dans un de ses précédents livres (La Jubilation des hasards). Cette « tombée dans le rêve », rien ne saurait mieux l’illustrer que les deux ouvrages qu’il nous propose aujourd’hui, dans des veines bien différentes. L’Autre Monde nous emporte, hors de nous, dans une course à travers bois. Haletants, extatiques, terrifiés, nous sommes cerfs. Celui, précisément qu’a peint Courbet sous ce titre Cerf courant sous bois. Si le prétexte éditorial est bien d’écrire « sur », où « à partir » d’une œuvre, d’une image, l’ambition de Christian Garcin est double. C’est d’abord la « part animale » de l’homme qui le met en mouvement. Cette course du cerf, qu’il nous fait vivre, c’est une entrée dans un monde qui peu à peu s’enfonce dans l’oubli, l’ouï-dire, la seconde main. Des hommes qui vivent à notre époque dans nos pays, de moins en moins auront un jour eu un contact direct, charnel, à la vie sauvage. Cette expérience de « l’altérité absolue », cette entrée dans « un monde vu, senti et agrippé par d’autres sens que les nôtres », il va la déplier, entre références de lecture, expériences vécues et rêves, souvenirs véritables ou reconstruits, à la recherche du « parfum légèrement sucré d’un monde en train de lentement s’effacer ». Courbet l’y aidera. Le Cerf courant sous bois représente l’animal, sous des voûtes vertes et brunes à peine détaillées, se dirigeant vers une trouée plus claire, encore moins nette, porte de cette bulle de sauvagerie où le temps d’avant le temps subsiste indéfiniment, clé d’accès à ce « monde d’avant nos regards et nos mots ». Un espace-temps « aux limites de la raison et de l’humain », où « le langage se heurte à sa matière même ». Pourtant c’est par le souvenir de lectures que l’auteur le réinvestit en évoquant la forêt du Morois, où s’enfuient Tristan et Yseut, pour y vivre leur amour interdit, hors du temps. C’est là encore qu’on entendit le fameux cri « Le grand Pan est mort ! », signe de la fin d’un temps où le monde animal nous faisait signe, où l’homme et la nature se parlaient. Le langage est alors la « tentative pour retrouver cet immémorial enfoui ».