Libération, 7 mai 1980, par Gérard Mordillat

Tout le monde connaît le journal Intimité, tout le monde connaît aussi le journal intime (ce cahier soigné qu’on cache sous l’oreiller, dans un tiroir ou sous le plancher). On peut en conclure que, bien que « secrète », l’intime-intimité est une affaire d’information. Un groupe de presse même ; aussi puissant que les plus grands, si l’on recense tous ces journaux intimes : ceux des adolescents qui, fiévreusement notent « Jean-Pierre m’a regardée à la gym » ou « Christine veut bien aller au cinéma avec moi. Si elle amène sa sœur, je me tue », ceux des vieilles dames qui conservent les recettes familiales, ceux des paysans qui marquent la suite des temps (météorologie et politique), ceux des rois qui inscrivent l’Histoire – sur celui de Louis XVI au jour du 14 juillet 1789, on pouvait lire : rien – ceux des déserteurs, comme celui de ce troufion sur qui l’on saisit un carnet sur lequel il avait écrit (chaque jour depuis le jour de sa désertion) non ses pensées philosophiques ou son antimilitarisme, mais : ce qu’il mangeait ! Enfin, il y a les journaux des écrivains. Les journaux que font les journalistes, ne sont « intimes » que pour les initiés (ce sont les plus beaux parce que les plus publics et les plus secrets à la fois). Les plus suspects ce sont bien sûr, ceux des écrivains.

D’une plume appliquée, on les sent presque toujours écrits « pour l’éternité », en tout cas écrits pour être publiés. L’écrivain ne tient pas un journal par plaisir ou par souci d’introspection journalière, il le fait pour gagner sa vie – parfois pour sanctifier sa mort. C’est dans ces pages amoncelées que les nécrologues viendront puiser quelque pensée bien sentie, et naturellement prémonitoire, qui vous campera son homme pour la postérité, dans le délicat passage de vie à trépas. Ni Pavese, ni Kafka, ni Handke, ni même Jules Renard n’y ont échappé… le genre a ses contraintes.

Joë Bousquet n’y échappe pas non plus, au contraire, il les explore, les adapte, les distille jusqu’à la production de joyaux comme « Il n’est d’obligation que pour l’homme livré à l’inquiétude. » Sans date, sans référence, sans chronologie apparente, ce Papillon de neige n’a d’ailleurs du journal que le titre, l’extérieur. Longue méditation sur la poésie, la souffrance, l’amour, ce livre est avant tout un livre de morale. Ici, c’est de l’ultime intimité qu’il s’agit, d’une exigence arrachée au quotidien et non de son commentaire. « Les hommes m’avaient fait la vie belle parce que devant un être aussi pâle que le mien, ils ne pouvaient douter d’eux-mêmes. Ils ne se sentaient pas menacés. Mon être était pour eux le clair de lune où cabriolent les plus heureux des animaux. Il me reste à les faire rire… » Il faut donc prendre ce journal pour ce qu’il est : de la littérature, et dans ce cas la plus dense qu’on puisse trouver. La plus poignante aussi.

Le 18 mai 1946, Joë Bousquet offrit ce texte à son ami, le peintre Hans Bellmer. Dans un jour noir, celui-ci fut contraint de le revendre. Cela peut paraître scandaleux de monnayer un cadeau en quelques circonstances que ce soit. Cependant, il y a dans ce geste de survie, quelque chose qui touche à la nature fondamentale de ce texte, le sens de la solidarité entre les hommes qui, elle, doit se conserver à n’importe quel prix.