L’Indépendant, 2 novembre 1982

Joë Bousquet de l’autre côté des miroirs

Après Papillon de neige voilà deux ans déjà, les éditions Verdier publient un nouveau recueil de textes de Joë Bousquet. Un merveilleux cadeau de Noël pour les fidèles, et ils sont nombreux, de l’écrivain carcassonnais. Il s’agit cette fois de textes écrits entre 1948 et 1949. Étaient-ils destinés à être publiés, ou Bousquet les avait-il écrits pour lui-même ? Les deux, sans doute, même si par instants il semblerait que les mots éclosent davantage pour l’auteur que pour le lecteur. Mais à l’heure où fleurissent des bouquets plus ou moins suaves de bibliographies, ce recueil vient à point pour découvrir Bousquet comme il ne s’était jamais livré ; ou plus exactement, comme il ne s’était jamais délivré. En tant qu’écrivain et, surtout, en tant qu’homme, à la fois partie et tout de la conscience humaine.

Dès la première page, Joë Bousquet prend la précaution d’indiquer que « le ton de ce livre ne rappellera rien ». Rien de ce que lui-même avait déjà écrit, peut-être. N’empêche qu’il s’approche, sous une autre forme, mais par plusieurs points, de la fulgurance de Jorge Luis Borges s’interrogeant, dans sa lumineuse cécité, sur la nature de l’homme, les labyrinthes et les miroirs de la conscience humaine. En présentation de l’Aleph de Borges, Roger Caillois parlait entre autres de « ces couloirs qui bifurquent et qui ne mènent à rien qu’à des salles identiques aux premières, et d’où rayonnent ces couloirs homologues, ces répétitions oiseuses, ces duplications épuisantes enfermant l’auteur dans un labyrinthe qu’il identifie volontiers avec l’univers. Et un peu plus loin : « Où que l’homme se tienne, il se trouve au centre d’indiscernables reflets, d’inextricables correspondances ». Autant de considérations distinguées, qui ne seraient pas loin de s’appliquer au texte de Bousquet publié, d’ailleurs, sous le titre révélateur D’un regard l’autre. Lui aussi, en tout cas, fait ricocher sa pensée au jeu subtil des miroirs de l’âme, de la projection des images et des vibrations dont l’intensité parvient imperceptiblement à moduler le support. Un peu comme un écran de cinéma absorbe ces images pour laisser place à un ailleurs, Joë Bousquet nous dit que « le but de la vie est caché dans la vie ».

Mystère de la projection des âmes, « ce paralytique a fait un trou dans l’espace ». Ce trou, c’est le troisième œil qui transperce la nuit, une déchirure, une condition humaine qui veut et doit s’assumer en se surpassant : « Je ne connais qu’un devoir, agrandir le champ de la sensibilité, agrandir le domaine de la responsabilité individuelle ». Introspection ?

« Apprends tes yeux à regarder derrière toi », dit Bousquet qui convertit pour un temps son lit de souffrances en divan de la psychanalyse. A ce « je » toutefois, la faim du moi est loin d’être haïssable. Elle est vitale. C’est le fil d’Ariane du funambule traversant la vie entre reflets et réalité, entre ombre et lumière. Au-dedans et au-dehors, voir à travers soi : « Notre regard est son contenu avant d’être nos yeux, et notre apparence n’est que l’envers de notre regard. »

De l’autre côté du miroir, le thème n’est pas nouveau, mais c’est sans doute la première fois grâce à ce « regard » que Joë Bousquet nous entraîne avec lui dans sa vie. Et dans la nôtre. Entre hommes : « J’appelle homme celui qui doit mettre au monde plus de conscience qu’il n’en a reçue. » À travers son vécu d’hier et d’aujourd’hui, tant il est vrai que « le but de la vie est caché dans la vie ».

Éveille-toi, dormeur, éveille-toi…