Tageblatt, 11 janvier 2007, par Corina Ciocârlie

Un monde hors du monde

[…] On touche là à cette étrange idée selon laquelle a pu exister jadis, au-delà des divers écrans que l’espèce humaine a interposés entre le monde et elle, un autre état du langage, qui disait un autre état de la réalité.

Un monde d’où les arbres, les animaux, les bois, les sources, ne s’étaient pas encore retirés. « Il me semble », écrit Garcin, « que le moment de cette révélation du langage à lui-même est ce que je cherche dans l’écriture. Lorsque j’écris, je cherche l’autre monde ». L’autre monde, une très belle rêverie en marge d’un tableau peu connu de Gustave Courbet, Le Cerf courant sous bois (peint vers 1865) : une masse de chair brune filant comme un éclair au-dedans d’un espace interdit à nos sens.

« Tout ce que nous voyons autour de la course du cerf, c’est du vert inatteignable. Ce qu’abrite ce vert, seul l’œil de l’animal le sait, et cela nous est tu à jamais ».

La forêt au cœur de laquelle surgit et disparaît le cerf est un monde hors du monde, « qui depuis longtemps ne fait plus signe aux hommes ».

Ce que le narrateur-chasseur traque à la lisière du rêve et de l’oubli, c’est le saisissement mêlé à l’effacement : un coup d’œil furtif sur une réalité seconde – sombre, enchevêtrée, sauvage, illisible, menaçante, tellurique, charnelle –, après quoi tout disparaît. En regardant le bond effarouché de l’animal, l’homme se trouve en un éclair projeté ailleurs, « vers la puissance et la vulnérabilité immémoriale des bêtes, vers l’expérience immédiate du monde ». Un monde vu, senti et agrippé par d’autres sens que les nôtres.

Au petit matin, dans l’odeur de résine et les craquements des pommes de pin sous nos pieds, nous « nous révélons un peu O nous-mêmes au contact des bêtes qui vivent loin des hommes ». Cerf, écureuil, mouflon, renard, chamois… L’expérience d’une altérité absolue et pourtant si proche se dessine, au fil des pages, à travers l’âpreté primordiale des matins froids, l’humidité des bois, le frôlement des corps et des fourrures.

Dans l’imaginaire médiéval, rappelle Christian Garcin, la forêt est l’ailleurs, l’anti-société, le monde non balisé des bêtes et des parias. « Comme la nuit pour le jour, comme la bête pour l’homme, comme le rêve pour la veille, comme l’écriture pour le langage, la forêt est un envers du monde. Elle procède de la sauvagerie, quand sa lisière ouvre sur la raison des champs cultivés ».

Lieu de l’intime et du lointain, L’Autre Monde se révèle de la manière la plus immédiate qui soit : Soudain dans la forêt profonde. C’est le rappel diffus d’une origine, le franchissement d’une frontière, le parfum légèrement sucré d’un songe en train de se dissiper.

En mettant ses pas dans ceux de Tristan et Iseult, Christian Garcin traverse le miroir pour s’abîmer à son tour dans cette forêt du Morois où le temps se dissout et le désir s’évanouit. Une silhouette rapide, une odeur chaude et forte, une vérité évanescente, un regard furtif et muet dans une élégie de Rilke, une lente houle d’herbes dans un film de Tarkovski – bref, un ailleurs laissant entrevoir une dimension parallèle, inconnaissable et à jamais insondable, loin des rives du langage et de la représentation.