Tageblatt, 20 mars 2003, par Laurent Bonzon

Lecture en minuscule

Christian Garcin est un écrivain. Un écrivain est un lecteur. Christian Garcin est aussi un lecteur. Dans Labyrinthes et Cie, il s’engage avec finesse dans un dédale singulier de réflexions dont les seuls repères sont des écrivains aussi divers que Kafka, Lobo Antunes, Volodine, Thomas, Montale… Et Borges, grand maître du labyrinthe, une figure à l’image de l’écriture.

« Ainsi le doute qui subsiste est fécond : tout travail d’exégèse n’est au bout du compte qu’un minuscule apport à la lecture de l’œuvre. Plus exactement il en est une lecture, avec ses faiblesses et son délire assumé. Car l’essentiel bien sûr est de ne pas oublier qu’on ne lit jamais, mais qu’on se lit en autrui. Et que toute interprétation, évidemment, n’est qu’un délire. » À ce jeu du délire, Borges peut provoquer la fièvre : au point que Garcin, au bout de sa lecture labyrinthique de l’auteur de L’Aleph et du Livre de sable, s’interroge sur les éventuels pièges posés par l’écrivain pour tenter le commentateur et lui laisser croire que c’est lui seul qui mène l’enquête.

Signe de littérature, cette résistance des œuvres à l’interprétation ouvre un chemin de lecture constamment nouveau et toujours interminable. Et c’est heureux ! Une sorte de labyrinthe à parcourir – chacun le sien – dont Christian Garcin a choisi de nous livrer quelques séquences. À l’image de « toute écriture [qui] est labyrinthique, et consiste à frôler l’innommable ».

Ainsi de Kafka, auquel Garcin a choisi de consacrer l’un de ses textes les plus attachants. Aimer Kafka en est le titre. À l’infinitif parce que le verbe est au repos et suggère ainsi le temps d’un travail nécessaire à l’entrée dans l’œuvre marquée fondamentalement – tout comme la vie même de l’écrivain – par la notion d’empêchement. Une lecture « poisseuse », sans distance, qui, dans un premier temps, exclut le plaisir ou plutôt le retarde. Et puis, au bout du voyage : « Ce Kafka que j’ai fini par aimer, par aimer sans doute plus que nul autre, a par la suite bien sûr orienté nombre de mes lectures. Sans pour autant voir du Kafka partout, j’ai souvent décelé des accointances, des proximités. Mais pas forcément dans le sens qu’on imagine : disons plutôt que mes lectures, orientées par Kafka, venaient enrichir mes relectures de Kafka. Borges avançait l’idée, souvent formulée depuis, que le temps littéraire était réversible, et que chaque écrivain créait ses propres précurseurs ».

Là aussi, le labyrinthe de l’écriture montre sa figure déterminante et révèle un temps démultiplié, propice aux errances et aux retours, hostile à la communication et à la linéarité du temps événementiel et médiatique qui rythme pourtant le monde.

Un temps de résistance dans lequel Garcin aime à se perdre, pour mieux se retrouver. Le plaisir est souvent à ce prix de questions et d’incertitude. « Un tout léger déplacement, que l’on perçoit à peine. Quelque chose comme une défamiliarisation : les lieux deviennent incertains, les couleurs un peu différentes. Et ce quelque chose bascule notre regard vers l’intérieur. » C’est cette instabilité première, qui est le « fond commun de chacun de nous », à laquelle nous ramène l’écriture de Henri Thomas, selon Christian Garcin. La sienne et quelques autres, qui cherchent leur voix en l’écrivain comme à travers le lecteur.