Tageblatt, février 2005, par Laurent Bonzon
Anatomie de la fuite ordinaire
Avec un recueil de nouvelles (Verdier) et un roman (Gallimard), Christian Garcin montre une fois encore l’étendue de son talent. Que ce soit dans son rôle de scrutateur d’un monde où chacun, dans son ordinaire, se meut au bord de la rupture, ou dans celui d’inventeur de rencontres signifiantes à force d’être accidentelles, il embarque son lecteur à « tout petits pas » et lui impose définitivement son rythme.
Il suffit d’un rien. Un mot de travers ou un silence, une phrase répétée ou entendue une fois de trop, une image, la chaleur ou la sécheresse d’un corps, la mémoire d’une scène qui revient ou s’efface à jamais. Chacun à son tour, les personnages des nouvelles de Christian Garcin vivent, au détour de leur quotidien, ce trop-plein ou ce trop peu. Puis ils glissent, se brisent comme la glace et s’enfouissent dans quelque chose de nouveau qui les rapproche d’eux-mêmes tout en les éloignant d’une vie qu’ils pensaient leur.
Au travers de quelques destins ordinaires, le recueil de nouvelles intitulé La neige gelée ne permettait que de tout petits pas s’attache à ces moments-clés, fugitifs et inattendus ; où la vie bascule dans l’inconnu, où les destins empruntent des chemins qu’on pensait improbables, brusquement choisis. Une femme et son mari partis en train rendre visite à leur fille qui doit leur présenter leur futur gendre. La bonne humeur du père, ses commentaires de la presse, toujours les mêmes, un arrêt dans une gare, la femme qui descend, fuit tranquillement, prend une chambre dans cette petite ville sans joie, se rend à l’église en passant – vieux souvenir : « Silence, humidité, obscurité, se dit-elle, c’est ça, c’est exactement ça. Quelque chose en elle lui chuchotait avec une infinie douceur que c’était ce qu’elle avait toujours recherché sans le savoir, que c’était ce que nous recherchions tous, car là était l’origine de tout, quelle que fût l’énergie que nos dépensions pour tenter de l’oublier. »
Autant de nouvelles, autant de libertés retrouvées devant des carrefours qu’on ne voyait plus, dissimulés par toutes ces années de répétition et de routine. Brutalement, ils s’illuminent d’un rien, incarnent dans la netteté retrouvée le souhait très ancien d’avoir pris une autre route : « J’éprouvais le sentiment croissant de ce vide à l’intérieur, comme une chose qui me faisait défaut et dont le désir remontait de très loin, trop loin pour que je puisse la nommer. »
Chez les personnages de Christian Garcin, la fuite n’est pas joyeuse ni emportée. Elle est sereine. À l’image de cette littérature des petits pas. […]