Tageblatt, mai 2009, par Laurent Bonzon
La fonction chamanique de l’écrivain
Qui cherche qui… finira bien par le trouver ! Tout au long de La Piste mongole, Christian Garcin poursuit son errance romanesque à travers les mondes réels ou imaginaires. Là où les esprits se parlent alors que les corps se fuient, là où les frontières aident à se perdre pour mieux se trouver. Un itinéraire multiple et singulier.
Dans l’immensité de la Mongolie plus qu’ailleurs peut-être, la réalité se confond avec ce en quoi l’on croit et les récits que l’on en donne. Dans quel monde exactement se trouve ainsi une chamane en transe ? Le nôtre ? Le sien ? Le sien est-il le nôtre ? Correspondent-ils l’un avec l’autre ? Peut-on les réunir ? Ou tout au moins les inventer ?
Oui, répond Christian Garcin, revenu peut-être de ces lointaines contrées avec l’assurance renouvelée que ses pérégrinations littéraires entre rêve et réalité et réalité des rêves possédaient une profondeur et une vérité auxquelles la réalité, après tout, n’avait qu’à se plier. La Piste mongole,tracée à l’imaginaire mais parfaitement balisée, est cette nouvelle dérive romanesque au travers des mondes.
Bien sûr, il y a ce personnage parti à la recherche d’Eugenio Tramonti, lui-même protagoniste duVol du pigeon voyageur et de La Jubilation des hasards, disparu en Mongolie. Mais dans quelle faille – du temps, de l’espace, de la terre – précisément ?
Bien sûr, il y a Pagmajav, cette grosse chamane gloutonne et simplette, qui voyage dans les ailleurs et ne se souvient jamais de rien sauf du goût merveilleux de la marmotte ; il y a Sürgündü, vieille Baba-Yaga qui parle aux esprits et joue la gardienne à l’entrée dans le monde des morts ; il y a Shamalyan, ce jeune impertinent qui sent en lui poindre le don de faire le lien entre le monde des hommes et celui des esprits ; il y a aussi, bien loin de la steppe ou d’Ulaan Baatar, un jeune Chinois qui sait parler de son rêve tout en le vivant, mais qui, depuis peu, y rencontre d’étranges interférences… Car l’imaginaire a ses raisons que la raison, justement, ignore… Et l’écrivain est là pour faire circuler le sens et le non-sens d’un rêve à l’autre, d’une réalité à l’autre, pour faire correspondre entre eux les rêves, pour activer un flux romanesque qui charrie son lot de fantaisies et de fantasmes, d’esprits retors et facétieux. Mais il se permet aussi de creuser ça et là des puits de fiction où se perdre, où s’oublier, où tout nous échappe.
Pour nous perdre sur La Piste mongole, tout en nous tenant doucement la main, Christian Garcin multiplie les narrateurs, les dissimule l’un derrière l’autre, tout comme il enchâsse les récits, dédouble (« détriple », « déquadruple », etc.) les situations, multiplie les masques, les chausse-trappes et les faux-semblants. Mais il le fait avec la maîtrise parfaite qui empêche le lecteur de se perdre. Et l’on se pique au jeu, l’on se laisse aspirer par un vide chaud et paradoxalement habité qui, en fait, doit être – ni plus ni moins – le véritable terrain de la littérature.
Attention, ne nous méprenons pas sur ces espaces que seul l’écrivain – ou le chaman, mais c’est parfois un peu la même chose… – connaît et n’imaginons pas un imaginaire idyllique et rutilant, un beau terrain bien dégagé où l’on aimerait venir, éventuellement même en rêve. Non, cela ressemble plutôt à un labyrinthe, où les portes communiquent les unes avec les autres, les cloisons pivotent et les miroirs réfléchissent ce qu’ils veulent ou presque. « Une espèce d’irrationnel quotidien »… Ici, les chamanes se goinfrent, pètent, se jouent de mauvais tours, interviennent dans les rêves des autres, parfois contre leur volonté, sont constamment jetés dans le noir, et l’intérieur des rêves est souvent « sombre et vaste comme un utérus de truie […], comme le terrier d’un renard, comme le tronc d’un vieux bambou, comme une carapace de tortue, comme l’intérieur d’un buffle, comme une tombe abandonnée, comme l’estomac de Pagmajav […] »
Et puis, ce monde-là dérape encore plus facilement que l’autre, qui n’est déjà pas si mal dans son genre. Il arrive même que ceux qui croient les maîtriser perdent un peu le fil. C’est en quelque sorte tout le charme d’un roman. Toute sa puissance aussi. Car « il est indéniable que les rêves modifient la réalité, c’est même un phénomène assez fréquent… » Finalement, La Piste mongole en est une belle illustration. Christian Garcin s’y montre particulièrement à son aise, en manipulateur de destinées, qu’elles soient « réelles » ou « imaginaires », « vécues » ou « rêvées », en calculateur de probabilités et d’improbabilités existentielles. C’est toute la force de son œuvre, qui sait nous arracher au parcours tranquille de la fiction pour nous forcer à fréquenter les replis du monde – du sien, du nôtre –, où nous nous laissons faire, heureux enfin de dériver.