Zibeline, 16 avril 2009, par Aude Fanlo

À l’intérieur des lacs

« Quelque chose d’inconnu saisit Wanglin, une sensation d’immensité qu’il n’avait jamais éprouvée auparavant, dont il lui sembla qu’elle ne concernait pas uniquement l’étendue horizontale du lac, mais avait aussi à voir avec la profondeur, et le temps. Un vertige le saisit. »

Le Baïkal, le plus limpide des lacs, mais dont la profondeur ouvre sur des abîmes insondables, est un miroir du dernier roman de Christian Garcin. Le français Rosario Traunberg est sur la piste d’Eugenio Tramonti, lui-même en quête d’un ami russe, l’un et l’autre mystérieusement disparus. À partir de cette trame apparemment simple et linéaire, la construction narrative, polyphonique et virtuose, fait proliférer intrigues et personnages au gré des bifurcations et de coïncidences concertées, redistribuant les rôles d’un chapitre à l’autre, démultipliant joyeusement les virtualités de la fiction romanesque.

Si l’itinéraire géographique suivi par les héros parcourt des étendues de plus en plus vastes, de la France à Pékin, du lac Baïkal à la Mongolie septentrionale, le récit progresse en fait par cercles concentriques, en se resserrant vers un épicentre, la yourte d’une famille nomade où vivent une mère radieuse, une chamane loufoque et obèse, un morveux facétieux qui en est le disciple, et où se cache le mystère d’un enfant à naître. Commence alors un voyage immobile d’une tout autre nature : dons d’ubiquité de cette saugrenue, interférences oniriques et communications télépathiques entre deux adolescents, cycles des morts et des naissances où se devinent des configurations généalogiques variables, échos de la mémoire orale des récits légendaires… Autant de voyages intérieurs, d’expériences singulières du temps et de l’espace : le rêve, l’écriture ou le transport mystique estompent la ligne de partage entre ce qui est et ce qui n’est pas, le récit propose des incursions dans l’« autre monde » – non pas le domaine éculé du surnaturel, plutôt celui des possibles et des équivoques, à la fragile, la féconde, la fascinante inconsistance. C’est sans doute pour cette raison que Shamlayan, l’apprenti chaman et Wanglin, l’apprenti écrivain, découvrent en même temps, et l’un par l’autre, leurs vocations respectives : chacun à leur manière, ils s’exercent aux pouvoirs troublants et ironiques des vérités sans fondement et des nécessités arbitraires de la fiction.

À chacun de s’abandonner à cette expérience de lecture, à la fois grave et drolatique, en plongeant à son tour dans ce très beau livre, vertigineux, clair et sans fond comme le Baïkal.