Charlie hebdo, 2 juillet 2008, par Michel Polac
Comme comme comme pom pom pom
Lire a été pour moi, et très tôt un besoin et un plaisir. Aujourd’hui, c’est devenu une habitude, presque une drogue, pour échapper à la monotonie qui guette les vieux. Heureusement, ici, dans mon « ermitage », où le silence – les jours sans tramontane – est total, sauf à certaines heures où les oiseaux sont joliment bavards, je m’immerge dans une contemplation béate (bête ?) qui peut paraître de la torpeur et je m’oublie, préférant le vide intemporel à la suicidaire agitation mondiale. Si je continue ma chronique, c’est par peur de l’engloutissement total, mais aussi parce que je ne peux me soustraire à une routine cinquantenaire. Et j’ai encore le bonheur de tomber sur des textes essentiels, sobres, laconiques même, qui me font oublier les chichis ou l’académisme de la majorité. À bas la métaphore, le « comme comme comme » des bavards prétentieux (ainsi, dès la première page d’un roman argentin sur Cabeza de Vaca – une de mes idoles depuis que Henry Miller m’a fait découvrir le seul conquistador pacifique –, je trouve « des mains comme des serres de rapace »).
Tout ce blabla introductif pour vous dire que je viens de lire d’une traite un court ouvrage de moins de cent pages sur un sujet qui n’est pas futile et sans qu’aucun « comme comme comme » ne le défigure : Les Fantômes d’Oradour, d’Alain Lercher (réédité en Verdier Poche, première publication en 1994). Évidemment, Lercher est soutenu par un sujet qui non seulement n’est pas anecdotique, mais qui le concerne directement : le massacre d’Oradour-sur-Glane, qui a marqué ma jeunesse et dont je croyais bien tout connaître, étant réfugié dans le Limousin et mon frère dans le maquis de Saint‑Junien, tout proche, du coup, j’ai attendu deux mois avant de le lire.
Stendhal prenait comme modèle, prétendait-il, le style dépouillé du Code civil, Lercher doit aimer Stendhal (je ne sais pas, je n’ai pas lu ses deux romans chez Verdier) : son récit débute comme un rapport d’inspecteur de police qui aurait du talent (ça existe peut‑être), l’histoire de la division Das Reich, unité d’élite de la Waffen SS, qui a combattu sur tous les fronts et était stationnée entre Méditerranée et Atlantique, en attente du débarquement sur l’une ou l’autre côte. En juin 1944, donc, elle remonte vers la Normandie, mais elle est ralentie par les sabotages de voies ferrées et les harcèlements de la Résistance : pour « terroriser les terroristes » et la population, ils pendent aux réverbères de Tulle quatre-vingts otages, puis à Oradour ils fusillent tous les hommes, brûlent femmes et enfants dans l’église, et ils incendient le village après avoir pillé les maisons ; l’arrière‑grand-mère et l’oncle de Lercher seront parmi les victimes.
L’auteur, sans s’attarder, insiste sur quelques épisodes : une femme, une seule, s’est échappée de l’église, cinq jeunes réfugiés, donc toujours sur le qui-vive, se sont enfuis dès l’approche des troupes, trois jeunes tombent sur un soldat qui les laisse passer.
Au total, six cent quarante morts, une bagatelle, une goutte d’eau à côté d’Auschwitz et Hiroshima, et à côté de la destruction de Dresde par le général de la RAF, qui voulait épuiser ses munitions juste avant la capitulation allemande – lire Sebald – mais c’est une affaire personnelle pour l’auteur et un symbole pour la France, qui a transformé les ruines en musée où débarquent les touristes en autocar, et Lercher lui-même, mais seul un jour brouillasseux d’automne. Lercher est demi‑alsacien et il a été choqué par la réaction indignée de quasiment toute l’Alsace lorsque furent condamnés une vingtaine de soldats alsaciens impliqués dans le massacre (mais ils étaient de simples conscrits, la SS ne trouvant plus de volontaires) : on les appelait les « malgré‑nous ». Les condamnations furent légères, à l’indignation cette fois des Limousins.
Lercher, dans une forte méditation finale, s’interroge sur le pardon : comment pardonner à des assassins qui n’expriment aucun remords et se réfugient dans la discipline militaire, l’obéissance aux ordres ? Non, on ne peut pas pardonner à qui ne demande pas pardon. Et n’oublions pas que les principaux responsables sont morts dans leur lit.
Dans un excellent documentaire (rediffusé sur Planète), j’ai scruté avec dégoût le visage – typique – de ces anciens commandants de U‑Boot (les sous-marins de Dönitz) qui évoquaient calmement leurs torpillages de cargos, sans vantardise mais sans regret : nous avions prêté serment au pays, « mais aussi au Führer », ajoute avec un sourire contraint un vieil officier. En revanche, un marin anglais racontait, bouleversé encore, comment il avait lâché la main d’un sous‑marinier allemand qu’il allait sortir de l’eau : ordre de l’officier, qui voulait que l’homme donne le numéro de son sous‑marin, déjà au fond de l’océan. Ce brave Anglais, qui revit encore cette scène dans ses cauchemars, doit passer pour un « faible » dans ce monde de brutes : mais comment ne pas être du côté de ces faibles‑là ?