La Croix, 13 janvier 2000, par Nathalie Crom

François Bon, ou le monde à portée de mots

Dans un nouveau très beau texte, François Bon interroge une fois de plus le monde qui nous entoure.

Pour révéler « l’imbrication de la chose humaine et des choses tout court »

Si François Bon occupe une place à part dans la littérature française contemporaine, c’est qu’il ne nous a jamais donné l’impression de travailler sur le réel de la façon dont le font les autres écrivains. Travailler sur le réel, Bon ne fait pourtant que cela. Avec rigueur, austérité. Avec une franche obstination à refuser d’oublier ne serait-ce qu’un instant le quotidien, la trivialité répétitive des choses, la platitude, la grisaille, la pâleur des jours. D’aucuns, ainsi fermement ancrés dans le monde tel qu’il va, s’embourbent dans une littérature qu’on a coutume de gentiment dire « minimaliste », pour ne pas oser avouer que souvent on a du mal à discerner ce que leurs fades opus ont à voir avec la littérature. François Bon, lui, brassant à pleines mains la même réalité, pour le moins prosaïque, en a tiré Sortie d’usine, Temps machine, C’était toute une vie et d’autres livres encore, puissants, prenants, semblant tirer leur force d’une écriture infiniment maîtrisée, tout entière tendue vers l’appréhension du rapport existant entre l’homme et ce réel sans grâce auquel il ne peut échapper.

« Austérité », écrivait-on quelques lignes plus haut. Et il est vrai qu’une fois de plus, on saurait péniblement imaginer projet littéraire moins séduisant d’apparence que ce Paysage fer que l’écrivain nous propose aujourd’hui.

Cinq mois durant, François Bon a été contraint d’emprunter chaque semaine le train Paris-Nancy. Cinq mois durant, il s’est contraint à regarder défiler le monde à travers la même fenêtre du même wagon. Et là où Vialatte conseillait au voyageur de toujours s’asseoir dans le sens inverse de la marche du train, pour laisser au paysage le temps de se dévoiler lentement à ses yeux, Bon choisit de le recevoir de face, de plein fouet. Soit « trois heures d’impressions rétiniennes continues avec villes, paysages et usines, maisons, immeubles, cimetières, et casses pour le fer, et canaux, et rivières et les longs ralentissements d’entrée de ville, quand on vous laisse enfin le temps de voir mais que la profusion elle aussi augmente et vous déborde… ».

« Rien n’est accessible »

Visions profuses mais trop fugaces d’un monde dont la géographie a du mal à s’inscrire dans l’esprit : « Rares sont les noms qui viennent jusqu’au train, le pays n’a pas de nom, il n’est plus rien qu’images… », note l’écrivain-voyageur. Images détachées les unes des autres, comme si elles n’appartenaient pas au même tableau global : « Quand on suit les noms sur la carte déployée, les images reviennent en tête comme autant d’éléments mais séparés, comme si rien ne se joignait dans la réalité. »

La plaine à l’air immobile est entrecoupée d’incursions dans des villes qui ressemblent à toutes les autres villes, mais qui semblent pourtant n’avoir pas de réalité : « Parce qu’on n’en a pas fait pour soi-même territoire, les noms ne dessinent rien, pas de lignes ni possessions, ils ne sont pas nôtres encore, quand bien même les choses qu’ils recouvrent, sorties de villes avec enseignes de publicité, garage Citroën à bandeaux rouges et supermarchés ou immeubles, et même ce clocher ou cette ferme, on les connaît d’ailleurs… » « Ici, écrit quelques pages plus loin François Bon, parce que rien n’est accessible et qu’on est emporté, le visible est à construire, quand bien même il ramène encore et toujours à de mêmes et si banals éléments simples (la maison au-dessus des voies, la perspective sur la rivière, la baraque des vestiaires et telle usine, le même tissu partout des transformations manuelles, entre camions et rails). »
Châlons, Commercy, Vitry-le-François… Dans les marges urbaines défigurées dont Bon affectionne l’exploration, l’œil enregistre semaine après semaine les mêmes bâtiments industriels, les mêmes collèges stéréotypés, les stades, les parkings. « Variation de récit sur réel répété à l’identique, et pousser cela à bout, et rien d’autre même au récit que ces images pauvres, rue qui s’en va en tournant, encore ces maisons aux angles trop droits, encore un garage et des immeubles… »

Au fil des voyages, le regard dissèque, s’oblige à se fixer sur tel ou tel détail, et apprend peu à peu à anticiper, à se repérer. Pourquoi cette obstination ? Peut-être simplement pour avoir « l’illusion d’un monde dont on est le provisoire voyageur d’une intimité par l’arrière offerte », pour vivre « le vieux rêve d’une proximité de la représentation mentale aux choses » et « comprendre un peu de son destin propre par la force qu’ont les choses ». Et pour finalement ressentir « l’imbrication, jusqu’à l’herbe, l’eau et même l’air au linge qui sèche un peu en arrière, dans l’enclos grillagé séparé avec cabane qui est forcément le jardin potager de la maison, de la chose humaine et des choses tout court », écrit Bon à la fin de ce très beau texte. Le monde à portée de main, dès lors qu’il est à portée de mots.