La Croix, 28 septembre 1992, par Louise Lambert
Histoires peu ordinaires
Le genre n’est pas annoncé. Peut-être parce que présenter ces textes comme des nouvelles serait s’arrêter à leur apparence formelle – textes brefs, courtes histoires – et gommerait leur unité, fondée par l’identité du regard, de l’écriture du ton. D’une histoire à l’autre, en effet, c’est le même qui écrit, un même que progressivement le lecteur reconnaît comme l’unique narrateur de toutes ces histoires qui, imaginaires ou vécues, rêvées ou observées, appartiennent au même monde. Un monde où le bonheur léger, n’existe qu’éphémère, avant d’être rattrapé par les jours gris, ni beaux ni laids, un peu décevants parfois, qui font la trame du quotidien.
Cette trame-là, du quotidien, n’est que suggérée. Telle la page blanche séparant chaque histoire, elle constitue la toile de fond d’où émerge chacune de ces nouvelles comme autant d’instants guettés par qui, justement, se tient à l’affût de ce qui, dans sa vie, ne se produit pas tous les jours mais peut arriver à tout un chacun. Une rencontre par exemple qui, fût-elle « de dos », ou au cours d’un « voyage », ou encore grâce à une petite annonce, peut, ou aurait pu changer la vie.
Comme autant de fragments de ce qui pourrait être le récit d’un témoin de notre temps, chacune de ces nouvelles traduit l’intérêt de Lercher pour ce qui sort de l’ordinaire sans quitter le terrain de la banalité, cette frange où, perdant ses repères confortables, on ne distingue plus ce qui ressortit à la normalité telle qu’on l’imaginait et ce qui, faisant intrusion dans un quotidien sans histoire, verse dans l’horreur, qui n’est jamais qu’un autre aspect de la banalité.
Fidèle à une écriture d’une pureté et d’une sobriété remarquables, Lercher conserve la pudeur et la retenue qui faisaient le charme de Géographie (Gallimard, 1990). Mais ici l’humour a laissé place à une tristesse feutrée, sans autre objet, sans doute, que la laideur du monde quand il n’est pas travesti des illusions de la jeunesse. Et si l’auteur veut continuer de penser que « les choses ne sont pas tristes », par référence peut-être à un passé qui ne fut pas totalement dénué d’instants heureux, on ne peut s’empêcher d’entendre cette déclaration qui clôt cet ensemble, comme une forme élégante d’appel et de déni.