La Quinzaine littéraire, 1er octobre 2001, par Gérard Noiret

Hard rock

Depuis vingt ans, et ce pavé dans la mare que fut Sortie d’usine, la langue de François Bon a gardé une sonorité et une texture immédiatement identifiables. Avec leurs nœuds qui traduisent plus une façon d’être qu’une quelconque volonté de s’en prendre aux conventions, avec leurs jaillissements nés de la confrontation avec un monde en crise, ses phrases ne craignent pas de développer des partitions plus faites pour le hard rock que pour les orchestres de chambre. Un hard rock qui serait capable de prendre en charge une part plus vaste de l’aventure humaine que celle à laquelle il s’est cantonné.

À bien y regarder, cette esthétique qui rompit avec « les rhétoriques encombrantes et mortes » a suivi deux veines. Celle du romanesque, qui a donné des titres tels que Limite, Calvaire des chiens, Un fait divers… et celle d’une insatisfaction vis-à-vis de la fiction, d’une attirance pour une littéralité qui saurait, par exemple, réinventer le documentaire. Cette seconde veine, dans laquelle il faut situer Temps Machine, a été bouleversée, il y a dix ans, par la pratique des ateliers d’écriture : « ils ont été le lieu d’une découverte surprenante du monde lui-même, parce qu’en le nommant nous découvrons l’exigence pour l’écriture de s’ouvrir à des syntaxes et des formes neuves, que ce réel neuf exige, et qui nous le révèlent en retour » (Tous les mots sont adultes).

Si Mécanique porte leur empreinte, ils ne constituent pas son sujet, à l’inverse de C’était toute une vie et de Prison). Ils se sont intégrés en profondeur dans la langue. Ils ont soufflé une structure. Le texte (qui repousse loin en quatrième de couverture le qualificatif de récit) se présente dans son intégralité comme une des listes qu’affectionne « l’animateur » et qu’il propose dès l’abord à ses stagiaires. Sauf qu’ici, l’existence impose l’inventaire. Sauf qu’ici, les descriptions produites sont, d’un coup, mises en mouvement par un drame.

D’un coup? De la même façon qu’il faut s’entendre sur le terme lorsqu’on parle d’improvisation à propos d’un comédien ayant des années de métier, il faut se méfier d’une expression qui risque de provoquer un malentendu. Mécanique n’est pas un écrit brut. Bien que la réaction à la mort du père ait déclenché quelque chose de non prémédité, la plupart des paragraphes préexistaient, sous une forme ou sous une autre. Et ceux qui sont nés dans le moment ont bénéficié de la sûreté de trait qu’entraîne une activité inlassable (dix-neuf livres depuis 1982, plus les lectures théâtrales, les interventions, la tenue d’un des sites internet les plus consultés, la récente participation à la retraduction de la Bible… ).

Histoire. La DS est née le 5 octobre 1955, un mois tout juste après mon frère. L’idée révolutionnaire est d’un unique circuit hydraulique d’alimentation et de commande de freins et de suspension…

Dimanches : on fait avec l’ID 19 de l’année (ou bientôt la D20 puis la D21), l’après-midi, une promenade vers un des cantons que lui a progressivement découvert en y accompagnant un des deux vendeurs, Max Lecamp ou André Arlot. Il n’a jamais aimé les musées ni les églises, alors on va inspecter les usines, déroulage de bois, fabrique de socs à charrue, compter (puisque le dimanche tous les véhicules sont là, sur le parking) le parc automobile…

Voix: apprendre la mort, a dit mon frère, et lui au moins avait cette capacité de pleurer. On était dans la salle où tout à l’heure on nous avait fait attendre, avant les dix minutes, le temps qu’ils le rasent et le bichonnent, et on était devant cette cabine téléphonique pendue au mur, prévue pour l’accès des chaises roulantes, j’avais composé de mémoire le long code d’accès…

Routes: les chemins alors se séparent. Interne à Poitiers en terminale, sous prétexte de travail, je ne reviens qu’un dimanche sur deux. Et la nouvelle maison, sur la côte, je ne sais pas l’investir avec les mêmes rêves et le temps des secrets n’est plus, on explore plutôt le vrai monde…

Même si la citation est fortement tronquée (l’ensemble couvre dix pages), elle peut suggérer la façon dont s’articulent les descriptifs techniques, les bribes de mémoire, les notations. Formé de cinquante-deux séquences, le texte utilise vingt-cinq substantifs différents, certains repris d’une manière récurrente (voix et maison), d’autres (émerveillement, géométrie descriptive, transition… ) utilisés une seule fois, selon des longueurs et des intensités très variables. Loin de tourner au procédé, le montage continu garde la vigueur de l’invention. Il rend présent un microcosme (les petits commerçants vendéens de l’après-guerre) qui n’a pourtant sécrété que de pauvres traces, l’impose comme digne d’intérêt, malgré l’absence d’épisodes ou de paysages spectaculaires. Avec un matériau à priori irrécupérable, à priori insignifiant, il renouvelle nos sensations de lecture. Cela tient au rythme particulier du phrasé, aux rapprochements et aux ruptures (Voix, Maison, Lamento, Voix, Maison, Émerveillement, Enterrement, Maison ), à la cohérence interne du motif de la technique qui ouvre le livre par une marque « Voix: quelque chose comme Bolinder six cylindres en ligne en tout cas le mot Bolinder », et le clôt par la réduction d’un homme, ayant consacré son existence aux voitures, à des cendres contenues dans une urne de métal.

« Maintenant, à deux heures de distance, la même paume droite appliquée sur le brûlant du fer. Il y a ce poids, qui n’est pas le poids d’un corps, ni d’un être, qui pourtant est un poids. Il y a ce métal lourd, on pense au métal du tracteur aux vingt-quatre roues, on en parle, et qu’il se souvenait de combien de tonnes le tracteur, combien de tonnes la remorque, combien de tonnes la pelleteuse: et cela, l’urne rouge presque brûlante dans vos mains, qui soudain pèserait autant. On est parti, maintenant à cinq voitures qui se suivent. Le temps s’est éclairci, on a encore une forte averse en route mais au cimetière un beau temps tellement étrange, d’un ciel lavé, comme augmenté. C’est qu’on est de retour à la mer…  »

Imposé par l’événement, ce livre achève un projet. Lors d’une conversation qui date d’il y a une quinzaine d’années, François Bon, griffonnant sur un bout de papier le plan du garage parental, expliquait qu’il serait parvenu à ses fins d’écrivain le jour où il aurait réussi à faire exister ce simple bâtiment, à en réussir la description complète dans l’espace et dans le temps. C’est maintenant chose réalisée. Il reste certainement, pour qu’un boucler la boucle des défis lancés à soi-même, que soit achevé un autre texte: celui consacré aux Rolling Stones, dont nous avons eu un avant-goût (saisissant), il y a peu, dans le numéro d’hommage publié par la revue Scherzo.