Le Monde, 14 septembre 2001, par Philippe-Jean Catinchi
Chambre noire
François Bon réactive la mécanique de la mémoire familiale. En hommage au père.
Tours et détours, ronds-points anonymes où l’orientation se brouille face aux girations répétées et aux panneaux signalétiques hermétiques. Deux frères roulent en quête d’un hôpital où leur père les attend. Non, l’homme couché n’attend plus rien ni personne, retranché déjà du monde ordinaire. Et une voix intérieure de déplorer déjà : « Il ne vous contredira plus jamais. » L’espace de Mécanique, le lecteur suit les méandres de la pensée du narrateur, les arcanes de sa sensibilité, réveillée brusquement par cette échéance imprévue, prématurée, qui laisse le goût de détresse caractéristique des pudeurs trop longtemps respectées, retenues décentes qui finissent par ressembler à un impardonnable gâchis.
Même les contacts les plus anodins n’ont pas permis de tisser tout à fait le fil de la filiation. Pas même le simple commentaire d’une photo. Le père avait toujours un goût marqué pour les mécaniques optiques, du Kodak à soufflet aux Hasselblad, d’un antique Nikon à ces appareils ultraperfectionnés, tout automatiques, qui font presque oublier qu’il faut prévoir la pellicule. « Photo : la route, la terre, le ciel. La route est droite, la terre plate, le ciel grand. » Un tracteur, sa remorque à la suite, et sur la remorque une pelleteuse à chenilles. Et trois hommes en bottes et salopettes. Un message; pas un cliché. Exhumée et affichée, scannée et agrandie sur l’écran d’un ordinateur, cette photo, c’est le père qui l’a prise. Une image composée comme une allégorie masquée, conflit du ciel et de la terre, avec, imperceptible et là pourtant, dans l’oreille de celui qui fait le cadre comme dans celle des figurants, la mer invisible. Le triple engin, tracteur, pelle et remorque, dressé tel un dragon flanqué de ses servants, chevaliers d’une autre ère, machinistes et mécanos, détenteurs d’un savoir aussi précis que précieux, splendide dans une nature réduite à sa plus sobre expression, la ligne d’horizon partageant seule les éléments immenses et violents.
Le narrateur aurait voulu pénétrer le mystère de l’image. La démonter comme un mécanisme caché d’une imparable efficacité dont nul ne s’inquiète de comprendre le fonctionnement. Comme un moteur sagement ausculté, démonté, réglé et entretenu. Essence de la mécanique – car la mécanique, métier repris de père en fils, façonne moins une dynastie qu’un univers avec ses galaxies et ses planètes : pour les Bon, c’est Citroën.
Il y a de cette application minutieuse dans les lambeaux de mémoire et la kyrielle d’indices matériels que convoque le fils, archéologue d’un territoire impalpable, où les bâtiments et les cours, pareillement désaffectés, les chambres vides et les portails rouillés, les matériaux employés et les blessures que le temps leur inflige, livrent les indices ténus d’une chaleur compromise. Avant l’insoutenable écart entre un front désormais glacé et une urne brûlante, un autre abîme guette le narrateur, qui poursuit des fragments de correspondance en listes établies sur d’antiques bottins, de modèles de voiture dont le nom obsolète préserve une poésie inentamée à la géographie brouillée des maisons et garages successifs, un temps immobile qui retiendrait le père déjà sur le départ. La tension cherche une résolution. Là où la photo échoue, la géométrie descriptive manque réussir, puisque l’« idée intérieure » que François Bon se fait de la matière préférée de son père devait l’aider, « depuis vingt ans, pour tenter d’avancer dans la logique complexe des formes qu’exige la composition d’un livre ».
Puisque seule l’écriture peut conjurer la mort : « Lamento : temps que s’ébauchent les rêves (ils viennent maintenant parfois énigmatiques, parfois horribles), pas de voix encore mais sa présence, là-bas de l’autre côté d’une rive et qu’il nous faudrait rejoindre, on ne peut pas, par ces paysages plats avec ruine, paysages désolés qui sont le cadre monochrome de l’enfance, ainsi convoqués, écrasés, dénudés et simplifiés. »