Le Monde, 6 octobre 1995, par Pierre Lepape
[…] Il ne s’agit pas d’enseigner à des adolescents ou à des adultes la manière de « bien » écrire, dans l’espoir un jour de devenir des écrivains « professionnels ». L’affaire est autrement plus sérieuse. Plus sérieuse même que la simple volonté de donner la parole à ceux qui sont nés du mauvais côté du monde et que l’autre côté n’écoute pas. L’idée qu’écrire des histoires sur ce qu’on vit, sur le milieu qui vous entoure, sur ses révoltes, sur ses rêves, permet de donner une forme à son existence. À ceux qui errent dans les ruines d’un monde démoli, l’expérience de l’écriture apprend les gestes du bâtir.
À Lodève pourtant, cet apprentissage des mots n’a pas suffi – ou il est venu trop tard : une jeune femme, participante irrégulière et fébrile de l’atelier, est morte. Sa vie était encore plus lourde, plus insupportable que les phrases qu’elle pouvait inventer pour la dire. Overdose : de drogue, de désespoir, d’ennui. Autour des quelques phrases qu’elle a griffonnées lors de ses passages à l’atelier, autour du livre qu’elle rêvait d’écrire et dont il ne restera que ces traces, autour des témoignages de ses voisins, de ses relations, autour du vide qu’elle a creusé, François Bon a peint le portrait d’une ville en déshérence, le visage d’un fragment de monde à l’agonie. Pas de cri, pas de révolte, cela soulagerait, libérerait un peu de cette tension terrible, de ce poids de mort qui semble écraser indifféremment les lieux et les gens, les maisons vides aux volets fermés, les usines et les mines désaffectées, les existences à la dérive, murées, bétonnées dans un tunnel.
François Bon écrit, lui aussi, un beau, un angoissant texte d’histoire et de mémoire qui ne raconte pas, ne copie pas le réel, mais en donne à ressentir la violence morne, vide, silencieuse, scandaleusement paisible. Il ne se passe rien à Lodève. Rien.