Les Inrockuptibles, 11 septembre 2001, par Fabrice Gabriel
Généalogie moteur
Un père mécanicien, une enfance entourée de bagnoles: c’est l’essence que François Bon met dans sa très belle Mécanique, celle de la mémoire.
Inutile de s’appesantir, d’amidonner encore le cliché : la mort, on le sait, fait souvent de bons livres. Celui de François Bon est exceptionnel, qui naît d’un enterrement et n’a de cesse de creuser les galeries du souvenir. Mécanique est un livre du père – de la mort et de l’enfance. Non pas un tombeau : un cimetière de voitures, plutôt.
L’originalité extrême de ce récit autobiographique tient en effet à sa manière très personnelle de reconstruire l’espace de la mémoire, à partir d’un lieu qui prend dès lors valeur de mythe, le garage. Le père aimait la mécanique, les moteurs, les marques automobiles. Tel fut le paysage d’enfance de son fils, qui deviendra en partie le territoire de ses livres, de Sortie d’usine à Paysage fer en passant par Temps machine ou Décor ciment. Mécanique livre aujourd’hui l’origine de cet imaginaire, dans un texte du retour où les repères sont d’abord des noms : « Il est temps d’ouvrir en grand les portails de ces hangars sombres d’autrefois, et laisser se refaire la mémoire depuis ces noms (et à égalité des noms de l’annuaire, ceux des marqueurs tellement précis des années, selon qu’il s’agit de Panhard 24, Simca Aronde, Citroën Ami 6), sans rien savoir encore d’où cela vous emmène. »
Si le but n’est pas sûr, le parcours se révèle magnifique, qui traverse par fragments la Vendée des années 60 et les maisons de l’adolescence. François Bon recompose son passé comme en hommage à son père disparu, si fier autrefois de connaître la « géométrie descriptive » : une affaire de proportion dans le rendu des volumes et des formes, qui sert aussi à la fabrication d’un livre. Ce sont ici les formes des voitures, et la précision presque maniaque de leur histoire : généalogie de la DS, souvenirs de la première 2 CV ou d’une 203 Peugeot noire, photographie fondatrice d’un énorme tracteur de marque Hercules… Et l’odeur des Gauloises dans l’habitacle, le rouge des sièges en skaï, le panonceau des huiles Castrol : autant d’indices qui pourraient faire penser au simple catalogue perecquien de souvenirs automobiles.
Mais le récit va plus loin, plus vite : nourrie de détails et de listes, l’écriture circule dans le labyrinthe du passé en feignant d’ignorer que la route, un jour, se transforme en impasse. Au bout du livre, il y a pourtant la mort. Même si « les voitures sont en bas », qui attendent les personnes présentes aux obsèques du père, on devine d’autres pannes à venir, la fatalité de la rouille, le destin des épaves. Mécanique : c’est celle aussi des corps, qui se réparent parfois, mais ne se remplacent jamais.
Il appartient alors aux fils de sauver leur mémoire, à l’écriture de véhiculer leur histoire. Le livre de François Bon y parvient avec une justesse qui force l’admiration : on a rarement éprouvé avec autant d’acuité la pulsation inquiète de toute machine humaine.
L’écriture circule dans le labyrinthe du passé en feignant d’ignorer que la route, un jour, se transforme en impasse.