L’Humanité, 13 septembre 2001, par Jean-Claude Lebrun

Toute une histoire

Dans Mécanique, une cinquantaine de séquences s’enchaînent, commandées par un moteur simple : la libre venue de sensations et de souvenirs, eux-mêmes consécutifs à l’événement capital que constitua la mort du père de l’auteur, en 1999. Un récit ainsi se construit. d’une densité tout à fait exceptionnelle. Porté autant par la charge émotive que par la précision du travail de mémoire et la réflexion sur le processus d’engendrement de l’écriture. Il s’agit là d’un livre singulier dans l’œuvre de François Bon. L’autobiographie, jusqu’à présent dispersée, plutôt tenue hors des textes, vient à s’y rassembler. Comme si le moment semblait venu de faire venir au grand jour un temps fondateur, avec ses hommes, ses machines et ses rites.

Une citation de Julien Gracq, placée en épigraphe, évoque la « langue secrète » parlée par ceux qui étaient « entrés dans l’ère du moteur comme on entre en religion ». Une génération a vécu là en une expérience qui a bouleversé son existence au quotidien comme sa vision du monde environnant, elle-même d’un coup renouvelée et embellie par le cadre du pare-brise « . François Bon donne à mesurer l’ampleur d’un tel changement, véritable scène primitive pour lui. Ses années de formation se sont en effet déroulées dans l’univers mécanique des trois garages du Poitou, où la famille s’était successivement établie. Des pères technologiques – innovations, modifications – lui servent d’ailleurs aujourd’hui encore d’échelle de datation, à côté des manifestations cycliques – Salon de l’auto et 24 heures du Mans – qui rythmaient le déroulement de l’année et avaient pris l’allure de rites intangibles pour le grand-père, puis le père. Telle une survivance inattendue chez ces garagistes, hommes du mouvement et de la vitesse, du vieux sentiment éprouvé jusqu’au début des années soixante dans le « désert central » et sur ses confins. François Bon effleure ici un sujet auquel Pierre Bergounioux, Richard Millet et Pierre Michon notamment ont consacré une part essentielle de leurs livres.

En même temps que la figure du père, dont « la main » de l’auteur paraît d’elle-même dessiner le portrait, comme si des automatismes cachés un à un s’engrenaient depuis les profondeurs de la mémoire, c’est donc toute une époque qui se trouve ici restituée. Avec ses routes pas encore pourvues de marquage au sol, ses bâtiments construits par extensions successives, ses hommes du terroir au physique tellement typé (« Je l’incarne à mon tout et le hais »). Mais surtout François Bon consent à un bouleversant dévoilement : pour la première fois, indique-t-il dans une image dont chaque terme apparaît pesé au plus juste, il ouvre « en grand les portails de ces hangars sombres d’autrefois ». On y découvre la présence invisible de l’océan lointain, les jeux entre frères dans l’univers de moteurs et de métal, les odeurs de matières synthétiques des habitacles, la langue précise, minimale, souvent sans verbe, entendue dans le garage, le relevé rigoureux des nouveaux modèles Citroën que l’on se faisait un devoir d’essayer pendant quelques mois, les voyages de nuit dans le cocon des voitures, dont l’auteur a aujourd’hui encore conservé le goût, les vieux registres de comptabilité sur lesquels il s’essayait déjà à l’écriture. Et puis des ribambelles de noms. De pièces mécaniques, d’engins de transport, de personnes. Il y a de cela une quinzaine d’années, à partir d’un annuaire, François Bon avait ainsi rétabli une liste d’habitants de Saint-Michel-en-l’Herm, l’une des communes autrefois habitées. Faisant du même coup remonter des sons et des tonalités liés ensemble à un temps qui fut. L’un des nombreux aperçus sur le travail préliminaire à l’écriture. En manière d’acte conservatoire, sans finalité encore clairement définie.

Des photos venues à l’appui, de même que des notes prises en écoutant raconter le père, quelques semaines avant de rouler avec l’un des deux frères vers la morgue de l’hôpital. Et surtout une liasse de papier tenue dans une boîte : quatorze pages écrites de la main du père, dans trois couleurs qui indiquent des retours et des reprises. L’essentiel d’une vie s’y trouve consigné. Moins un legs qu’une trace dans laquelle se lisent ensemble une modestie et une fierté. Présentant un dépouillement identique à celui des dessins de géométrie descriptive qui faisaient l’orgueil du père, avant que le fils écrivain n’en reprenne l’esprit à son propre usage, ces papiers s’attachent en effet à mettre en ordre, à dégager des lignes de force, mais se gardent de tout dire.

« Je dois faire avec l’ombre », note François Bon quand il se lance dans l’entreprise d’écriture qui mûrissait depuis plusieurs années : ces paysages, ces noms, ces ambiances constituent ce « par quoi vous-même avez assemblé votre perception extérieure du monde ». Le portrait du père peut alors se regarder comme un portrait en creux de l’écrivain. Le travail de deuil importe autant ici que le travail de fouille en soi-même. Jusqu’à ces deux sensations, désormais indissociables : le froid du visage raidi et la chaleur de l’urne contenant les cendres. Ce que l’écriture à son tour retiendra : à la fois mise à distance et intensité de l’émotion. À la mère, aperçue à plusieurs reprises comme une figure discrète d’institutrice, « on donnera le livre, on n’en parlera plus ». Un geste juste, chargé de toute une sensibilité contenue. À l’image de ce précieux récit.