L’Humanité, 6 janvier 2000, par Jean-Claude Lebrun
Le Temps de la séparation
Découvrant Paysage fer, l’on ne peut se retenir de penser à une œuvre plus ancienne, parue en 1957 : La Modification, de Michel Butor. Une méfiance ostensible à l’égard du romanesque s’y manifestait, tout comme la suggestion d’un lien entre le voyage et l’écriture, et l’affirmation d’un primat du regard et du discours organisateur. Cela même qu’on peut aujourd’hui retrouver dans le récit de François Bon. Chez Michel Butor le texte paraissait n’avoir cependant pas d’autre fin que lui-même et de justification que la théorie qui l’engendrait. Chez François Bon il se présente davantage comme un affrontement serré avec le réel, selon un principe de concrétion qui en fonde l’esthétique. Approfondissant d’un coup et donnant désormais pleinement à voir ce qui se trouvait depuis quelque temps déjà en gestation dans son écriture.
Durant quatre mois d’un hiver, chaque jeudi entre 8 h 18 et 11 h 22, l’écrivain a effectué, dans la voiture de tête, le trajet ferroviaire de Paris-Est à Nancy-Ville. Si plusieurs autres voyages ont eu lieu auparavant, il s’agit maintenant, sur les pages d’un carnet, aux différentes allures du train, d’établir un relevé toujours plus précis de ce qui défile de l’autre côté de la vitre. Depuis ce qui ne laisse qu’une impression rétinienne jusqu’à ce qui, dans les arrière-plans, s’inscrit un peu moins fugitivement dans le champ visuel. En passant par ce qui s’offre plus longuement au regard, pendant les arrêts en gares. Chaque semaine, celui qui ne parle de lui que de façon impersonnelle, pour mieux marquer sans doute la sorte de rapport qu’il ambitionne d’entretenir avec le réel, se prépare ainsi à « noter un détail supplémentaire » des lieux et des choses dont il a dressé la liste. Le texte va précisément naître de ces accumulations et adjonctions successives. Dépassant à la longue la discontinuité des impressions et faisant progressivement circuler une cohérence là où n’apparaissaient d’abord que des images hétéroclites et chaotiques.
Telle façade, tel derrière de maison, telle rue partant droit vers l’horizon, telle écluse, telle usine, telle approche de ville : à chaque passage la vision se précise. Par un patient travail d’expansion, le vide autour des points repérés se remplit. Dans ce récit qui s’engendre à force de répétitions, elles-mêmes à chaque fois grossies de ces nouvelles annotations, on sent la rapidité obligée, le roulement qui impose son rythme à la main qui écrit, la guide vers l’essentiel, les coups de roulis sur des enchaînements d’aiguilles qui sans cesse changent les angles et obligent la phrase amorcée à se relancer déjà vers un nouvel objet, en un époustouflant mimétisme. « Se forcer à écrire dans le temps même qu’on voit », indique modestement François Bon. La beauté, qui se dégage ici en permanence, ne provient donc pas d’une quelconque ornementation. Elle naît de cette proximité rare avec le réel. Non pas à la façon mécanique et inintelligente d’une caméra embarquée, mais au terme d’un véritable travail de reconstruction, à partir certes de cet acharnement hebdomadaire à compléter une même partie du tableau, mais aussi des hypothèses échafaudées sur des repères plus personnels. Ce que François Bon désigne comme les « bornes intimes ». Quand l’œil ne parvient décidément pas à identifier le détail trop vite disparu, la mémoire puise en effet dans d’autres visions et laisse d’autant plus aisément des souvenirs venir remplir les « blancs » que, sur les bords de la voie, plus que partout ailleurs, le temps semble être resté comme figé. Le regard peut ainsi reconnaître là, pratiquement à l’identique, des formes de bâtiments et des modes d’organisation de l’espace – « cela qui est nous, tellement nous » – comme il pouvait par exemple en rencontrer dans la province poitevine des années de jeunesse.
Car c’est un autre temps qui se dévide à la fenêtre du wagon, avec ces bourgades, ces rives de canaux, ces cours d’usines, ces abords de villes « de vieille densité industrielle », dont ne subsistent d’autres témoignages que des photos des endroits jugés le mieux présentables par ceux qui avaient eu à en décider : vieux moulin, café sur une place, rue principale. On n’en trouvera pas davantage de traces écrites, puisque « on ne fait pas un livre avec des images d’écluses, d’aiguillages fortifiés, de tréfileries au temps roi de l’acier, et encore moins de livres avec cet arrière des villes ». François Bon évoque alors Simenon, les ambiances de ses Maigret. Pour l’accord silencieux qui s’établissait à l’époque entre les lieux, les objets et les hommes. Mais plus encore pour cette tranquille et tangible nécessité des uns et des autres. Pour leur évidence, leur imbrication. Quand beaucoup, dans ce qu’il voit aujourd’hui, fait plutôt penser à une séparation, à une rupture de l’accord entre le paysage et le travail humain. Avec ces pans de pays morts, où jamais lors de ses voyages il n’apercevra de figures humaines. Cette dévastation qui se laisse encore mieux sentir à partir du hors-champ que constitue la voie ferrée. Dès lors le visible se charge d’un sens plus vaste, que la répétition des visions vient à chaque fois finement déposer. Parvenir au réel, et même en capter des facettes cachées par une écriture délibérément dégagée de la fiction du romanesque, tel est le pari tenu de bout en bout par François Bon, dans ce livre qui, de la profusion des détails, tient sa singulière beauté.