Libération, 27 septembre 2001, par Jean-Baptiste Harang
Bon concessionnaire
Des DS tutélaires, de la suite dans les ID : au chevet d’un père mourant, François Bon égrène dans une « Mécanique » de haute précision une saga familiale automobile.
On sait depuis longtemps qu’il n’est pas nécessaire d’avoir eu un grand-père garagiste pour apprécier la littérature de François Bon. Oui, mais bon. Cette fois, avec Mécanique, c’est différent, non pas que la littérature y soit absente, au contraire, non, ce qui change ne vient pas de lui mais de nous. Nous, ce sont tous ces vous-et-moi, ces quelques dizaines de milliers de lecteurs possibles qui ont des souvenirs de parentèles garagistes. Si l’on a entre 40 et 50 ans, et rien contre les automobiles et de la mémoire, l’effet madeleine paraîtra une drogue dure. Aux autres, il suffira d’avoir eu un père un jour, une enfance, pour s’émouvoir et se réjouir du récit d’un deuil si tendre.
La famille Bon est constituée d’une lignée ininterrompue des trois générations Citroën, agents devenus enfin concessionnaires. Le père de François et de ses deux frères va mourir, il est en réanimation à l’hôpital de la grande ville, de celles que les rocades contournent, deux des garçons lui rendent visite, ils sont venus en auto, forcément, une Citroën probablement, et c’est tout un monde qui revient s’écrire dans le souvenir et dans le livre, les années cambouis, les habits du dimanche. Retour en l’an 2000 dans un village quitté lorsqu’il avait 11 ans, Saint-Michel-en-L’Herm, où tout paraît plus petit et désert, le hangar « Il y tenait quatre véhicules et les quatre places toujours occupées, parce qu’à l’époque on n’aurait pas fait coucher une voiture dehors », on dit « coucher », comme pour les gens. Les gens de Saint-Michel-en-L’Herm, François Bon les avait recopiés dans un cahier, relevés de l’annuaire rigide et départemental d’un bureau de poste, tous ceux qu’il reconnaissait, on aura la liste plus tard, après le déménagement pour Civray. C’est si vrai ces noms qui vous disent quelque chose que vous ne vous disiez plus, des visages, des adresses, des métiers, des hommes oubliés dont le nom seul vous montre qu’ils n’étaient pas oubliés, si vous avez un village dans votre cœur, faites-le, c’est un chagrin si doux.
Le livre s’ouvre sur le nom de Bolinder (pour spécialiste) puis nous aurons toute l’histoire Citroën et le « silence paradoxal du moteur six cylindres ». La mécanique de précision nous régale, mais elle n’est que la chair du livre, chair tendre et chaleureuse, son âme est ailleurs, dans une nostalgie de précision elle aussi, dans cette parole à l’ancienne du temps que les anciens avaient la pudeur rude de ne jamais dire «je t’aime» parce que ça ne se dit pas, mais qu’on savait si bien parler d’autre chose ou se taire et que l’autre entendait distinctement ces « je t’aime » tus. Ainsi écrire « La DS est née le 5 octobre 1955, un mois tout juste après mon frère », et embrayer sur l’histoire quasi exhaustive (on regrette cependant que l’éloge des promenades nocturnes dans le faisceau des phares fasse l’impasse sur leur dispositif directionnel) de ce modèle, on retient que deux frères sont dans un hôpital à veiller leur père mourant.
Chaque paragraphe est un chant, il s’ouvre sur le registre de la voix qu’on y entend (voix, maison, dimanche, lamento, biographie), suivi de deux points, et la voix, on l’entend. Le mot oratorio convient peut-être pour désigner cette construction, il nous plaît bien puisqu’on y perçoit le mot prière. Mécanique est une prière, humaine et laïque, une prière à nul autre Dieu que la vie et l’humaine humanité. Vous êtes priés de le lire.