Livres hebdo, 4 mars 2005, par Jean-Maurice de Montremy
L’adieu chinois de Richard Dembo
Convertir l’empereur de Chine par l’apprentissage de la perspective. Ce fut, au XVIIIe siècle, le pari du jésuite Castiglione. C’est un subtil et mélancolique roman de Richard Dembo. Le dernier, malheureusement.
Mort le 11 novembre 2004, à 56 ans, Richard Dembo avait fait l’essentiel de sa carrière au cinéma. D’abord assistant de plusieurs réalisateurs, dont André Techiné, cofondateur de la Quinzaine des réalisateurs au Festival de Cannes, il était lui-même passé à la réalisation avec La Diagonale du fou (1984, scénario chez Verdier, 1992), qui reçut le prix Louis Delluc et l’oscar du meilleur film étranger. Il lui fallut dix ans pour signer son second film, L’Instinct de l’ange (1993, scénario chez Verdier 1992). Il s’attacha ensuite à plusieurs projets. La trilogie « L’Homme sans Dieu », dont La Diagonale était le premier volet, devait être suivie d’une seconde trilogie, « L’Homme avec Dieu », car Richard Dembo juif croyant entendait construire son œuvre dans la fidélité à la Tora. Il se défiait ainsi de la représentation de l’Homme en trois dimensions, susceptible de faire naître l’idolâtrie.
C’est ce même souci que l’on retrouve dans le merveilleux roman posthume, Le jardin vu du Ciel, qui fait découvrir en Dembo un écrivain de grande qualité. L’action se déroule en Chine, au XVIIIe siècle, dans le milieu très policé, très codé et très subtil des peintres de la cour impériale. Dembo s’y attache plus particulièrement au jésuite Castiglione (1688-1766), devenu non sans peine un calligraphe honorable mais surtout l’un des artistes estimés de l’empereur au grand dam des peintres traditionnels.
Pour convertir l’empereur, les jésuites, on le sait, usèrent essentiellement de leur maîtrise scientifique, étant eux-mêmes convaincus de la nature profondément rationnelle du Dieu unique. Castiglione, pour sa part, s’attache à la perspective, expression par excellence de l’humanisme chrétien, respectant les principes de la Genèse : le monde matériel et animal a été remis à l’homme par Dieu, afin que l’homme puisse le nommer et l’ordonner à sa mesure. Introduire la perspective dans la peinture, c’est donc changer radicalement le point de vue impérial.
En scènes sobres et denses, comme autant de rouleaux ou de tablettes, Richard Dembo fait revivre les rituels de la peinture chinoise, où tout est signifiant, de la préparation de l’encre et des pinceaux jusqu’aux scènes, aux traits et aux touches. Il s’attache aussi à l’intense travail de réflexion qui jette – entre Occident et Orient – Castiglione et les jésuites dans la réalisation du « jardin vu du ciel », le Yuan ming yuan, jardin de la Perfection et de la Clarté. Ce chef d’œuvre fut, on le sait, ravagé par le corps expéditionnaire franco-anglais en 1860, lors du sac du palais d’Été.
La conception du jardin répond à l’étonnante enquête qui marque le début du récit. Les jésuites recherchent, en effet, l’un des derniers scribes juifs chinois de la petite communauté de Kaifeng, issue des très anciens contacts établis par la route de la soie. Ils veulent savoir quel idéogramme, dans la Tora juive chinoise, exprime le nom imprononçable de Dieu. Le jardin sera l’ultime réponse.
La peinture et les plantes, la politique et la religion, la représentation ou la non-représentation. Ces thèmes étaient chers à Richard Dembo que toutes les Écritures fascinaient. Dans la lignée de Segalen, il donne un récit très documenté, mais transcendé, où transparaît la mélancolie du vieux jésuite Castiglione parvenu au bout de sa vie et des raffinements de la culture. Sans pour autant avoir fait triompher la perspective.