Aujourd’hui poème, mai 2007, par Charles Dobzynski

Quand les poètes prennent la prose

Prendre la prose, pour un poète, ce n’est pas s’afficher avec ostentation, ni croire s’emparer d’un nouveau domaine, mais procéder à une extension. Extension de soi, extension du langage. Le plus souvent : continuation de la poésie par d’autres moyens, qui ne sont pas ceux du roman ou de l’essai. Tout poète est habité par la prose, sa prose quelquefois insue, celle de sa vie, principalement, à qui il arrive, à l’occasion, d’émerger dans l’écriture. Il se produit alors non pas une simple rallonge ou une annexion du poétique – ce qui est le fait, en général, du poème en prose – mais un changement qualitatif. L’usage de la prose impose ses propres lois et articulations au poète, des coups de pouce syntaxiques, une sonorité dissemblable des mots, un rythme de la phrase qui ne peut se suffire d’être une réplique du vers.

La technique du récit conduit le poète à un traitement du texte personnalisé, s’il ne veut pas être pris au piège de « l’universel reportage » stigmatisé par Mallarmé, mais qui ne menace pas seulement le poème.

Il arrive un moment où le poète est habité par l’exigence de se raconter, ou plus précisément d’inscrire son parcours existentiel, disons sa biographie, dans une histoire qui le dépasse. Parler de soi n’est pas forcément se cantonner à soi, dans le huis clos et les vapeurs délétères de l’égotisme. C’est savoir écouter en soi, afin de les interpréter, tous les échos perçus du monde et des autres. Le poète est à la fois boîte de résonance et chambre noire. C’est par ses mots qu’émergent et se révèlent la singularité et les aspects les plus contrastés de la réalité.

Le charme du dépaysement

Or voilà que, soudain, Marc Delouze nous surprend et nous dépayse, avec un livre, C’est le monde qui parle, pareil à un carnet de bord tenu depuis de longues années et tout effervescent de nouvelles du monde d’aujourd’hui qui n’ont rigoureusement rien à voir avec ce que nous rapportent les médias. Des nouvelles non pas fraîches, mais ardentes. Transcendées par le regard d’un poète qui sait prélever du banal, du quotidien, l’imprévu, l’insolite, le jamais vu, le non formulé.

Ce dépaysement agit comme un charme, un exorcisme. On est emporté comme un fétu de paille dans le tourbillon d’une randonnée aux quatre coins du monde. Randonnée désordonnée, trajet qui semble improvisé, presque sans objet, qui saute allégrement d’un site à l’autre, d’un lieu à l’autre, d’un être à l’autre. Cette pérégrination décousue a, pour effet, de vous bousculer, de vous secouer, et de transformer en même temps de fond en comble (à nos yeux, du moins) celui qui en écrit les péripéties inattendues et cocasses.

Sans doute, on connaît et on estime comme il le mérite le poète et l’animateur des Parvis poétiques. Ils ont, depuis longtemps, donné une audience appréciable, dans une sympathique salle de Montmartre, à des poètes, connus ou non, accueillis toujours avec intelligence et ferveur. Mais son livre nous montre un Marc Delouze différent, improbable, un bourlingueur aux semelles de chant, qui sillonne la planète et ramasse à la pelle non pas des feuilles mortes mais les impressions encore palpitantes dont il constitue un saisissant kaléidoscope. Je me souviens du Marc Delouze que je vis un jour débarquer au Festival de Struga, en Macédoine, avec camping‑car, femme et enfant. On aurait dit qu’il sortait, les cheveux longs et bouclés, d’un chariot de gitans. Et il avait vraiment l’air d’appartenir à ces gens du voyage ou aux étonnants voyageurs, un peu batteur d’estrade, un peu cinglé de poésie, échappant au carcan de l’écriture solitaire et sédentaire.

Vivre d’autre façon

Par le rail ou par l’avion, le poète en cours de périple ne fait pas tant penser au Kerouac de Sur la route, qu’au Cendrars de la Prose du Transsibérien, y compris dans sa manière de s’interpeller ou de s’interroger lui‑même à la deuxième personne, lors de chaque interlude qu’il intitule « Transport ». Et c’est bien d’un transport qu’il est question à tous les sens du mot, élan, déplacement et passion. Le fait de voyager n’a pas pour fin de voir autre chose ou de voir le plus possible, comme on s’enivre, mais de vivre toujours plus et de vivre d’autre façon.

La terre n’est plus qu’un paysage sans légende, un tableau sans titre, un film sans histoire, un théâtre sans acteurs ni texte ni intrigue, un livre écrit dans une langue inconnue parcouru par des regards analphabètes
un défilé d’âmes absentes
traversant ce paysage tu découvres l’étendue de ta propre ignorance, tandis que le film du monde s’en va crever dans le hors-champ des écrans imbéciles, tu te souviens.

Le souvenir ne cesse en effet d’escorter le poète d’escale en escale, en Algérie, en Grèce, en Espagne, au Kerala, en Jordanie, voire à Saint-Pétersbourg où l’ombre de Brodsky lui dicte un sonnet impromptu en hommage au poète russe. Ce qui surgit inopinément, parmi cette kyrielle d’images, ces visages de rencontre, ces croquis au vitriol (celui du « grand écrivain », par exemple), ces scènes incongrues ou parfois obscènes, ce sont des bribes, des traces, de ce qui fut effacé ou perdu sur les pistes de sa propre vie. Le voyage n’incite pas tellement à s’émerveiller de ce que l’on ne connaîtra au bout du compte que superficiellement ou par approximation, mais à faire l’inventaire, à se découvrir dans un ailleurs parfois irréductible.

Marc Delouze ne se contente surtout pas d’établir un palmarès de tant de lieux parcourus. Le tourisme n’est pas son affaire, ni son propos. Il donne à voir, comme, pour survivre, l’eau potable est nécessaire. Des décalages chronologiques subtilement agencés font que, déambulant à Tokyo, c’est Toulouse qui soudainement réapparaît : «Toulouse fendue par une Garonne charriait les rêves d’un passé décapité, sur le bord de succomber à la trouble tentation de faire corps avec le monde des malades, des insensés, des blessés, des meurtris, des brisés, des vaincus, des détruits, de ceux qui pensent l’indicible et ne savent que balbutier… »

C’est à cette faculté d’empathie, d’identification que l’on mesure ce qu’est l’état de vérité pour un poète moins globe‑trotter que vadrouilleur « à la recherche d’une autre langue, d’une autre voix, d’une autre vie peut‑être ». […]