Centre national du livre, note de lecture, 1er décembre 2008, par Agnieszka Gratza

Note de lecture

Dans un ouvrage qui tient à la fois de l’essai, de la biographie et du récit historique, Patrick Boucheron confronte deux figures qui, chacune dans son domaine, représentent l’aboutissement de la Renaissance. Léonard et Machiavel part d’une rencontre réelle entre les deux Florentins qui eut lieu au palais ducal d’Urbino en juin 1502 sous les auspices de César Borgia. Personnage hautement controversé dont Machiavel fera pourtant un des héros du Prince, le fils du pape Alexandre VI est alors au sommet de sa gloire, ayant récemment conquis toute la Romagne ainsi que le duché d’Urbino. Inquiète de ses visées, la Chancellerie florentine charge son secrétaire, Nicolas Machiavel, de l’observer. Lors du premier entretien qui lui est accordé, Léonard de Vinci est présent en tant qu’architecte, ingénieur militaire et artiste de cour. Après avoir été forcé de quitter le duché de Milan envahi par les troupes françaises aidées par Borgia même, il est en quête d’un nouveau mécène. César Borgia fait ainsi le lien entre deux hommes qui gravitent dans son orbite jusqu’à ce que la mort du pape en 1503 ne précipite le revirement de fortune (thème cher à l’auteur du Prince) qui finira par entraîner sa perte.

La force de cette biographie croisée tient en partie à sa chronologie serrée. Le texte est centré sur une période relativement brève (1502-1505) durant laquelle Léonard et Machiavel ont été amenés à se côtoyer et à collaborer ensemble sur des projets aussi divers que la dérivation du cours de l’Arno dans le but d’assécher le port de la puissance rivale qu’est Pise ou la peinture murale de La Bataille D’Anghiari commandée à Léonard pour la salle du Conseil du palais de la Seigneurie à Florence. Deux projets ambitieux qui engloutiront des sommes colossales sans être menés à leur terme : des crues mettent fin à l’endiguement du fleuve en détruisant le canal tandis que la Seigneurie finit par couper les fonds à Léonard qui tarde à mettre son œuvre à exécution. Le léger déséquilibre de l’ouvrage en faveur de Léonard s’explique par le fait qu’il s’agit là d’une période d’activité particulièrement intense de sa vie, alors que Machiavel a encore toute sa carrière devant lui. Il faudra attendre une dizaine d’années avant qu’il ne se mette à rédiger le Prince (1513) et le Discours sur la première décade de Tite-Live (1513-1520). Pour l’heure, les héros de cette histoire n’ont pas encore été triés au sort.

Aucune trace, aucun écho direct ne subsiste de ces rencontres et collaborations dans les écrits de Léonard et de Machiavel qui semblent s’ignorer mutuellement. À l’affût de « la preuve, l’irréfutable trace d’une histoire commune entre les deux hommes, si fugace dans ses inscriptions documentaires », l’historien Patrick Boucheron dispose tout au plus d’une poignée de faits tangibles glanés dans les archives, les registres de comptes, les missives diplomatiques, les contrats notariés. De ce « rendez-vous manqué de l’érudition », il tire néanmoins la matière inédite d’une comparaison, d’une confrontation de deux génies qui s’ignorent encore, mais dont l’alchimie inconsciente éclaire toute la Renaissance. En s’interrogeant sur leur proximité, il dresse le tableau de toute une époque et tisse une histoire qui, si elle se lit comme un roman, évite les écueils de l’histoire romancée dans lesquels était tombé le Roman de Léonard de Vinci du russe Dmitri Merejkovski, qui se penchait sur la rencontre des deux génies au palais ducal d’Urbino et que Freud mettait pourtant au rang de ses livres préférés.