La Croix, 27 septembre 2012, par Jean-Pierre Rioux
Une histoire au « demi-clair matin »
Deux livres du médiéviste Patrick Boucheron, très intéressé par la culture mondiale, permettent d’appréhender une histoire vagabonde et interstitielle.
Tous ceux qui ne veulent pas perdre le fil du temps et qui tentent encore de lire notre présent ravagé par les crises et les doutes se doivent d’accompagner Patrick Boucheron sur ses sentiers de grande randonnée historique. On s’y oxygène, on y découvre, on s’y fait des ampoules, mais on avance. Car ce médiéviste multiséculaire, aussi carré qu’affété, expert dans l’art très musical de mettre une érudition impeccable au service d’une imagination bien tempérée, nous touche au vif en proposant une histoire moins instituée, moins nationalisée, moins dominée par l’orgueil européen, intrinsèquement globale, lavée de ses naïvetés fabuleuses ou héroïques, sans ornements rhétoriques et téléologiques : délivrée de l’identité temporelle de ses siècles dégrossis à la hache, de ses frises chronologiques préfabriquées et des « flèches énergiques » du grand événement, de la révolution ou du basculement.
Bref, une histoire vagabonde et interstitielle, patiente, lovée dans « l’entretemps » et qui « espace un peu le temps », sensible au « malgré tout » face aux pensées augustinienne ou hégélienne du grand Tout et qui zèbre un espace toujours résolument mondial : une histoire nomade et métisse, très « post », à traçabilité moins arrogante, à l’écriture réinventée ; une histoire témoin d’une « texture du temps granuleuse et friable », fruit d’un décloisonnement du regard historien, à l’heure où « le jour faiblit » et nous submergent l’indécision du monde et la désorientation du temps. En clair : une histoire à la pensée dispersée mais porteuse d’un « incendie du sens » qui devra plus auxConsidérations intempestives de Nietzsche qu’à la longue durée braudélienne, à Foucault ou Ginzburg plus qu’à Marc Bloch ou Furet. Et qui, ainsi ragaillardie, pourrait mieux vibrer dans nos vies.
Avec son complice Sylvain Venayre, aussi bon marcheur que lui, Patrick Boucheron propose une mise en jambe de cette ambition avec Histoire au conditionnel*, un fabliau qui dynamite le sacro-saint exercice pour étudiants et agrégatifs d’histoire, l’« explication de texte ». Que se passe-t-il, disent-ils, lorsqu’on leur propose, au risque du scandale, une « forgerie », un de ces textes ludiques et scrupuleux rédigés par un historien mais qui respecte la forme et le sel d’un document ancien ? Alain Corbin, on s’en souvient, vient de maçonner tout un livre sur ce principe-là, ses Conférences de Morterolles (Flammarion, 2011) où il a reconstitué au plus juste le parler d’un instituteur limousin en 1895. Et c’est précisément un de ses textes qui excite la verve de nos compères. Comment diable un « texte », quel qu’il soit, devient-il un « document » probant aux yeux du chercheur, puis un « bon texte » au concours ou en classe ? Comment, dans ce parcours du combattant d’histoire, démêler les effets du vrai, du faux et du vraisemblable ? La pochade – l’action se passe en 2058 – en dit déjà très long.
Au printemps dernier, L’Entretemps avait suivi joyeusement la piste, grâce à deux fortes « explications de texte » qui font respirer ce petit livre au bel avenir : l’examen de la relation par Thomas de Split d’un sermon de François d’Assise en 1222 sur une place de Bologne ; et, surtout, leitmotiv, prétexte et contexte, un commentaire ébouriffant des Trois Philosophes, le tableau énigmatique du non moins énigmatique Giorgione, peint à Venise en 1506 et conservé aujourd’hui au Kunsthistorisches Museum de Vienne. Trois Rois mages improbables, trois figures du Philosophe antique, du Glosateur médiéval et du jeune Renaissant mesurent l’acuité de la flèche du savoir humain et de la connaissance historique et méditent sur l’histoire saccadée de la succession du temps et des entretemps, sur la force de pénétration des grandes lueurs savantes du Levant et du Couchant dans l’évolution de l’humanité. Tous les grands historiens d’art avaient tâtonné dans le commentaire : Boucheron, lui, tente d’expliquer, parce que, homme du 21e siècle, il a besoin de nouvelles lueurs. Il ne convainc pas toujours. Mais il entraîne.
On n’en dira pas plus ici. Il faut le lire et, comme l’aurait dit Péguy, saluer son œuvre de « demi-clair matin », déjà scandée, entre autres, par un remarqué Léonard et Machiavel (Verdier) en 2008 et la direction d’une Histoire du monde au 15e siècle (Fayard) en 2009.
* L’Histoire au conditionnel de Sylvain Venayre et Patrick Boucheron, Mille et une nuits.