La Quinzaine littéraire, 16 mai 2012, par Maïté Bouyssy
L’entretemps ou le métier d’historien
Ces « conversations » sont un discret manifeste pour le métier d’historien, son usage de l’image et de la culture, quand l’énigme du sens doit néanmoins permettre d’imaginer ce qui a fait société au sein de ces passés que nous ne repérons que dans le « zébré » de discontinuités ; de là, une autre façon de montrer les ruses de la politique.
Diverses urgences et exigences traversent ce texte : d’abord une mise à plat de nos incertitudes et l’éviction, généralement sereine, des truismes qui ont encombré le métier d’historien. La démarche est tout à fait benjaminienne. Est évoqué, sollicité, imaginé ce qui peut servir « à l’instant du danger », dans une vision insidieusement narquoise où le neuf ne tient qu’à l’effritement du vieux : la poussière, est-il dit, ruine plus sûrement les pouvoirs, lesquels tiennent moins de la contrainte que parce qu’ils « circonviennent » (un mot et une pensée de Merleau-Ponty tirée de sa note sur Machiavel de 1949). La violence de la conception téléologique des choses s’en épuise, ce qui n’est pas sans rapport avec la circulation des thèses, dans un échange profond avec le monde musulman, qui veulent croire le contrat social issu d’une violence préalable. Liminairement est en outre rappelée la fuite actuelle des centres de l’économie-monde vers l’Orient. Être vaincu n’arrête en rien l’analyse ni l’imagination historique, ce n’est que de la meilleure tradition au moins depuis Hérodote et Thucydide.
Médiéviste, l’auteur a pour aune la longue durée et pour passion le 15e siècle et ses alentours. On connaît la magistrale Histoire du monde au 15e siècle (Fayard, 2009) qu’il a dirigée. La question politique et la constitution du sujet moderne, celui de la devotio moderna, permit l’individualisme occidental et l’adhésion personnelle à un corps de doctrine. La question du mesurable et du marché d’ailleurs accoucha tout autant du monde moderne. Alors à chacun de se nourrir des lectures offertes et de sa propre culture afin d’imaginer « l’entretemps d’une parole évasive » des pouvoirs et des transgressions mesurées du jeu des normes. Cet air frais contextualise un monde et le livre aux poètes et aux peintres, non pour le réenchanter mais pour leur en confier le sfumato.
Dans une très belle prose, non pure poésie mais fluidité de la pensée, ce qui fait sa marque, l’auteur n’a pas que l’amour des formules, il se livre aux exercices connus sans s’appesantir, ce qui ne lui vaut pas que des amis car le fleuret moucheté fonctionne.
Au départ est un tableau énigmatique de Giorgione que possède un Contarini marchand de Venise, beau-frère de Vendramin, le propriétaire de La Tempête. Pas vraiment identifiables, ces Trois philosophes, titre actuel, qui auraient pu être trois savants, les trois religions, les temps historiques tels qu’on peut les penser en l’an 1504, car le tableau est daté et au péril de dérives, mille autres choses qui restent possibles, tels des Rois mages car on n’en sait pas plus que Vasari, qui dès le 16esiècle a dit ces personnages dépourvus de sens. Ce sont trois hommes, trois âges de la vie, le plus âgé, barbu éventuellement face au soleil couchant, le deuxième plus oriental, l’homme mûr à tunique écarlate et le plus jeune, doté d’une équerre, et c’est cela qui relance la conversation, les hypothèses et le texte pour une pensée des temps qui intègre « la stratégie de l’énigme » d’Yves Bonnefoy.
Car c’est la réflexion tout en dentelle d’un auteur rodé à toutes les ruses du vrai commentaire de texte historique, cet exercice roi qui est en train de sombrer dans la dissertation, faute de faire confiance à l’inquiétude ancrée à quelque détail indiscutable, même là où il faudrait reprendre la maïeutique du « on n’y voit rien » de Daniel Arasse. Le travail des images questionne ici le décentrement du regard car penser le politique au Moyen Âge, c’est penser le temps et s’interroger sur ce qui permet d’envisager une histoire qui n’est pas seulement l’éloge de Rome (comme passé, présent et avenir). L’apport de l’image se négocie alors entre des méthodes de Ginsburg et de Georges Didi-Huberman, sans oublier les luttes de Bologne et de Padoue quand s’étripaient les scolastiques et les averroïstes latins. La querelle des Anciens et des Modernes n’a pas moins droit de cité car « on nomme littérature la fragilité de l’histoire », a déjà défendu Patrick Boucheron (dans Le Débat, 2011). Apprivoiser le discontinu, c’est aussi comparer et recourir à l’anthropologie de Serge Gruzinski et de Philippe Descola ou à la philosophie d’Alain de Libéra. La diversité des ateliers de l’historien trousse mises en perspective et cas d’école. De près, de loin, « l’ogre historien », selon le mot de Jacques Le Goff, n’en désigne que mieux des vacuités propres à rendre possible/impossible la pensée des malheurs de notre monde, ceux qui nous taraudent et nous font converser.
Un grand moment tient à ce qui doit s’entendre et s’imaginer d’un fragment, quand un bout de manuscrit de Thomas de Split raconte comment, trente ans plus tôt, il avait entendu et vu François d’Assise prêcher à Bologne. Revenu d’Égypte et un peu avant sa mort, le « jongleur de Dieu » a subverti la communauté et su faire société avec « quasi » toute l’assemblée d’un temps où rien ne sépare l’Église des réalisations politiques en cours. Pour comprendre ce qui fut une tactique et une affaire de bande, mais en vue d’un accord négocié, Boucheron redonne couleur et saveur au débat au sein « d’une société urbaine puissamment judiciarisée, une société de la vengeance et du recours au procès [qui] n’est qu’une des étapes d’un parcours ritualisé qui dose et temporise ce processus vindicatoire qu’on appelle la faide ». Le retour aux sources et au blanc du texte qui est le savoir de la contextualisation et de l’historien déjoue alors magistralement la construction de mémoire de l’ordre franciscain qui fut acharnée et une politique immédiatement mise en place afin d’unifier peut-être 30000 fidèles.
La méthode combinatoire, souvent moquée – reconnaît l’auteur qui doit exaspérer de très bons et de moins bons esprits -, permet une compréhension de la rencontre « d’un homme et d’un moment » mais aussi des arcanes du politique quand la réforme aboutie fait révolution et transformation du monde dans ce qui est relance des questionnements, jadis et pour nous, loin des continuités de la langue ou du sol, comme de la tentation nominaliste de l’historien qui tranche. Le démontage des temps s’en découple au passage de nombre d’associations, un pont aux ânes, sans en rajouter à la manière des histoires contre factuelles, mais 1431 reste autant la fondation de Phnom-Penh que Jeanne au bûcher. Cette vision très policée et tendue se saisit d’une érudition vagabonde et sûre, tel un gai savoir. Reste que poser l’action dans la subversion franciscaine est autant pari qu’exercice d’intelligence.
La conversation, c’est donc ce qui combine du savoir aux intuitions étayées d’une culture au présent tandis que l’écriture redonne l’irisation des couleurs, la variété qui ne lasse point et fait à son tour société. C’est sans doute la grâce des rencontres du 15 août qui se déroulent autour des éditions Verdier, à Lagrasse, bien sûr, en son lieu, sa terre, sa querencia comme on dit en tauromachie. À chacun d’en tirer profit à sa guise mais le bonheur de lecture est pour tous.