Le Figaro littéraire, 10 novembre 2011, par Yann Moix

Un Ponge de l’ère technologique

Je me méfie toujours des romans qui, en exergue, citent Louis-René des Forêts. C’est généralement un mauvais présage. Mais, dès la première ligne de la première page, Solène, de François Dominique, emporte la mise : « Il fait chaud, les cigales grincent. » Les cigales qui grincent, je sais que nous sommes dans la littérature. Il n’en faut guère plus, non pour commencer un récit, mais pour créer un univers. Je n’ai pas dit un climat : mais une cosmologie. Solène, qui devine les pensées des êtres qui l’entourent et sont coupés du monde (du monde qui finit, du monde qui s’achève) dans une villa de la banlieue de Lyon, raconte. Raconte quoi ? Je m’en fiche ; je suis absorbé par cette prose où les mots, tous élémentaires, semblent assemblés comme nulle part ailleurs, se jouxtant comme pour la première fois, tantôt dépareillés, tantôt revêtus de chair neuve, d’inédite neige

J’aime les livres infilmables : quand la parole gouverne. « Il me peigne et me peigne avec un peigne d’os en faisant attention aux mèches rebelles, pour ne pas me faire souffrir. Le frottement du peigne fait craquer d’invisibles étincelles dans mes cheveux. » Voici une bulle de prose, plutôt qu’un roman. Je ne sais pas qui est François Dominique, ce double saint, inventeur des « mots crevores », des « mutants-de-mutants-de-mutants ». Sa place serait aux côtés de Reverdy, de Michaux. Un Ponge de l’ère technologique.

L’enfermement, sujet universel, concerne la littérature : entre chaque phrase et la suivante, universel palimpseste, elle ouvre toutes les fenêtres, et les brise au besoin. Un ciel infini attend. Peu importe le confinement, la prison, le huis clos, le cachot : comme les lettres hébraïques permettent à toutes les voyelles de slalomer entre les consonnes, comme la Bible hébraïque autorise, en frottant les mots aux mots ainsi que des silex, de faire étinceler tous les possibles, le cerveau d’une petite fille (appelons « roman » ce qui en jaillit) fabrique des milliers de combinaisons poétiques, dont certaines sont photographiées ici.

Je me méfie, disais-je, des romans qui, en exergue, citent Louis-René des Forêts. Mais, parvenu à la fin du livre, c’est Kafka qui est cité, et Walter Benjamin – trois fois ! Je n’en suis guère étonné :Solène est un roman métaphysique. C’est rare, par ces temps de modernité farouche. Nous sommes loin de la dette grecque : « Les têtes penchées sur le grand pré mâchent et remâchent » ; « Au bord du sommeil, je me faufile dans les rêves de mes frères et de mes parents, puis tombe délicieusement dans le vide… » Décompression maximale, alunissage, flottaison, apesanteur, lévitation : la littérature, mieux parfois que Pink Floyd, détend tous les muscles ; c’est qu’elle a sa musique. Elle sait procurer sa danse lente.

Ce petit livre paranoïaque, dangereux, plein d’épines (« Dans le miroir, le visage et le corps de mon père sont découpés en morceaux »), m’a reposé, tranquillisé, apaisé. C’est à n’y rien comprendre : l’essentiel réside, repose, dans cette gratuité miraculeuse, menacée peut-être (ce qui n’est même pas sûr) qu’on appelle écrire. Solène, je crois, est susceptible de rendre son lecteur heureux. « Est-ce que la disparition des étoiles change certains mots ? »