Le Magazine littéraire, décembre 2011, par Alexis Brocas

Les mots de la fin

Le roman de science-fiction, où sont conçues les inventions techniques du futur, est aussi parfois le lieu où se déploient les expérimentations littéraires du présent. Le genre ayant gardé de ses origines populaires la nécessité d’une intrigue, ces expérimentations soutiennent la narration c’est le cas dansLa Route de McCarthy ou dans Chroniques martiennes de Bradbury. Dans Solène, François Dominique procède inversement : c’est l’intrigue elle-même qui mène à l’expérience littéraire et la justifie. Non que l’intrigue soit un prétexte : à la façon des auteurs populaires, François Dominique l’a travaillée comme si elle était sa propre fin. Mais, à la façon des poètes, il a caché à l’intérieur tous les ingrédients de l’explosion langagière qui la conclut. Ceux-ci se mêlent aux éléments classiques du roman postapocalyptique.

Solène, la petite héroïne, vit dans un domaine protégé par une bulle magnétique à l’efficacité déclinante. Elle est télépathe : elle peut s’oublier dans les pensées d’une fourmi, s’introduire dans les rêves d’évasion de ses frères ou dans les préoccupations de ses parents, qui sont nombreuses, ce qui s’explique quand on élève ses enfants dans un monde sillonné par les hordes de mystérieux « Blafards » et où des « ombres létales » dissolvent la vie et la matière. Un monde qui porte en creux le monde d’avant, comme Solène porte, dans son front, cette puce qui enregistre ses pensées et grâce à laquelle elle s’adresse à nous, hypothétiques représentants d’une humanité ressuscitée. Le premier mouvement – qui décrit l’existence de Solène et les prémices de la chute du domaine – est magnifique, parce que François Dominique n’y magnifie rien. Aux roulements du pathos, il préfère les violons de l’ambiguïté : ses phrases épurées traduisent la désolation du monde, l’assoient dans l’esprit du lecteur comme un « futur possible » ; mais de nombreuses références le relient à d’autres espaces imaginaires. La mention de Dunwich renvoie à Lovecraft, les Blafards aux Blêmes d’une fameuse bande dessinée (Les Chroniques de Mortelune), la famille cloîtrée rappelle celle desOiseaux, de Daphné du Maurier…

À la jonction du jeu intertextuel et du jeu spéculatif se tient Solène, trop éveillée pour ne pas voir la mort qui gagne le domaine – à l’image des marques des ombres envahissant le visage de ses frères. Solène, à la fois artifice littéraire incarné – sa télépathie autorise une focalisation interne tendant vers l’omniscience – et personnage poignant, dont le monologue intérieur finit par crever la page : « […] un jour ; bientôt, je vais me taire pour longtemps, alors je vous en prie, essayez de venir vers moi… Et moi de mon côté, je vais essayer de lancer quelques mots dans le grand espace noir et vide qui nous sépare. » Mais, au pouvoir salvateur des mots, correspond un pouvoir destructeur… qui se révélera dans la tempête lexicale des dernières pages, à laquelle tout le texte prépare. Cette « tempête de mots crevores » où se mêlent les voix des morts termine en poème ce qui s’ouvrait comme un roman.