Le Matricule des anges, février 2007, par Lise Benincà
Le monde en six phrases
Nul besoin d’illustrations dans les carnets de voyage du poète Marc Delouze : les mots suffisent seuls à restituer les paysages, les bruits, les odeurs et les souffles. Un récit dense et riche comme un pays inconnu.
Avec pour seuls bagages ses yeux grands ouverts et l’envie de transcrire en paroles les moindres perceptions, Marc Delouze s’en va de par le monde, « à la recherche d’une source » mais en attente de rien, au hasard de rencontres et de sensations qu’il collecte dans son livre en six longues et belles phrases interrompues de temps à autre par trois points de suspension placés entre parenthèses, qui laissent supposer d’autres pas et d’autres lieux encore. Les seules balises du trajet sont les noms des villes traversées, qui s’affichent dans le texte en petites majuscules, comme des panneaux indicateurs aperçus au bord de la route.
Le voyage commence « à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Jérusalem. dans les collines anarchiquement urbanisées parcourues par un réseau serré de routes, pistes, chemins / dans un village arabe / ABU GHOSH ». Il se terminera un peu après la ville de Zouérate, au beau milieu du désert mauritanien. Entre-temps, d’autres villes se sont égrenées dans l’ordre alphabétique, comme en un jeu, une performance qui consisterait à livrer au poète des noms de lieux (Millau, Tokyo, San Francisco) qu’il intégrerait au fil de son récit, sans l’interrompre, composant un collier vivant d’ambiances et de situations. Le narrateur glisse d’un univers à l’autre, et nous avec lui, l’image d’une femme adossée au mur d’une église de Barcelone appelant celle de particules d’eau agglutinées sur la ville de Bruxelles.
Le lecteur habile saura parfois reconnaître le parfum d’un lieu avant même que son nom ait été prononcé, et parvenir ainsi à deviner la prochaine étape du voyage. Car lorsque apparaît dans le texte l’évocation d’une ville connue de nous, l’occasion nous est donnée de vérifier la sensibilité et la justesse du regard de Marc Delouze à en saisir l’essence. « Quand je descends le grand escalier de la gare Saint-Charles / MARSEILLE / une boule de nostalgie pleine d’odeurs et de rumeurs familières grossit dans le fond de ma gorge, sur le point de suffoquer je m’arrête, m’assois dans un jardin public où nul ne semble jamais pénétrer, sur la houle jaunie d’une herbe épuisée flottent les cadavres torturés de cintres en plastique, des cartons à pizzas défoncés, des gobelets transpercés tels des Lazares de pacotille par des pailles en plastique bariolées, des notices de médicaments aux pliures recuites par les intempéries […] » Si, d’aventure, le parcours nous conduit vers des contrées plus lointaines, c’est alors en confiance que l’on s’immerge dans le décor planté en quelques lignes sous nos yeux. « Abruti de chaleur, de poussière, de bruit, égaré au carrefour du centre-ville / RAMALLAH / à la furieuse circulation symboliquement régulée par un policier palestinien nerveux et fataliste, je demande mon chemin à un marchand de chaussures à la silhouette mince fléchie sous un blouson de cuir tout desquamé […] »
Entre les points de chute viennent aussi s’intercaler les temps du transport, par le train ou l’avion, tête appuyée contre la vitre derrière laquelle défile le paysage. Errance solitaire propice aux réminiscences, celles d’un amour dont on ne sait s’il est perdu ou mort.
L’avancée du narrateur est aussi une fuite en avant qui cherche à semer sur la route les brûlures du passé. Dans des lambeaux de phrases en italiques, entre parenthèses, morcelées, le poète interroge sa vie, songe aux blessures qui lui ont marqué l’âme, interpelle le souvenir brouillé d’un visage sans cesse présent. Il y a cette sensibilité à vif. La solitude des chambres d’hôtel. Et celle du corps. Le réconfort éphémère et décevant offert par les femmes croisées. Les mêmes douleurs à porter quel que soit l’endroit du monde où l’on se trouve. Allongé sur un lit d’hôtel à Taipei, le narrateur observe sans comprendre les tours jumelles qui s’effondrent en boucle sur l’écran de télévision tandis qu’au dehors un typhon s’abat sur la ville, causant deux cents morts. Il y a dans C’est le monde qui parle une forme de nonchalance qui cherche à tromper la douleur et témoigne admirablement du décalage qui fait qu’à l’autre bout du monde on est toujours soi-même. Au terme du récit, le narrateur se trouve « au point focal de l’ignorance, ce carrefour de tous les possibles », désemparé encore mais peut-être délesté d’un poids.
Marc Delouze a mis vingt ans pour alimenter ce texte. C’est ce que nous apprennent les dates écrites en tout petit à la fin du livre. Dans le voyage comme dans l’écriture, c’est un homme qui prend le temps. Depuis son premier recueil paru en 1971 (Souvenir de la maison des mots, EFR), ses publications – poésies ou récits (T’es beaucoup à te croire tout seul, La passe du vent, 2000, Épouvantails, Lanore, 2002) – sont entrecoupées de longues années de silence pendant lesquelles il s’attache à faire émerger la voix des autres. En 1982 il a créé, avec Danielle Fournier, l’association Les Parvis Poétiques qui organise des événements, festivals, expositions sonores, lectures. Il anime également des ateliers d’écriture, des spectacles poétiques et musicaux. Il semble qu’il ait choisi surtout de ne jamais poser ses valises. On lui souhaite encore bien d’autres voyages.